« L’ironie ne dessèche
pas, elle lutte contre les mauvaises herbes. »
Jules Renard.
Après la publication de ma dernière chronique, consacrée à
l’alcool, une courageuse Anonyme m’a écrit ceci :
« Je suis ROUGE de colère en
lisant ton message et je suis sobre comme à peu près tous les jours.
Ouhhh l'alcool c'est le MAL!!!
D'un père alcoolique et d'une mère qui ne boit jamais,
je te jure que j'ai beaucoup plus appris en regardant mon père sur la vie que
ma mère. Mon père m'apprenait la vérité des choses ( avec beaucoup de
simplicité de beauté et de souffrance ) , ma mère leur surface ( il n'y avait
aucune vie la dedans ) . A toi de choisir ton camp. Reste dans ta vision dorée
des choses mais ne publie rien.
La littérature mène à l'alcool???? Tu prends le problème
complètement à l'envers. C'est la vie elle même qui nous mène à la bouteille.
Mais faisons une expérience de pensée : laissons nos
enfants grandir devant la télé, qu'ils s'enivrent de toutes ces conneries,
qu'ils jouent de longue avec une manette entre les mains, en gros qu'ils
s'abrutissent et ne comprennent rien de la VERITABLE realité des choses. Et
quel sera le résultat? Vont ils être des êtres tout beaux tout mignons? Tu
crois leur éviter la case bouteille?
Réfléchis abruti
Il y a encore tellement de choses à écrire mais je suis
sure que tu n'en vaux pas la peine
J'espère ne jamais te croiser sur mon chemin, tu es un
être ignoble et dangereux pour les gens qui t'écoutent. »
Très bien. J’avais prévu de parler de l’ironie plus tard,
mais tant pis : on va le faire maintenant.
Cette charmante demoiselle (« charmante », je ne
fais que l’imaginer ; « demoiselle », ou « dame »
peut-être, je le suppose au fait que l’avant-dernier paragraphe est accordé au
féminin), cette charmante demoiselle, donc, qui me traite d’abruti,
d’« être ignoble et dangereux » pour vous autres qui m’écoutez, et
qui me conseille de ne rien publier, semble méconnaître ce procédé littéraire
pourtant fort usité qu’est l’ironie.
Doit-on l’en blâmer ?
Non, bien sûr : le principe de l’ironie étant de « dire,
par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce que l’on
pense, ou de ce que l’on veut faire penser », comme le définit Pierre
Fontanier dans Les Figures du discours, elle court toujours le risque de
ne pas être comprise. Le poète Alcanter de Brahm, alias Marcel Bernhardt, avait
proposé à la fin du XIXe siècle d’inventer un nouveau signe de
ponctuation : le « point d’ironie ». Ce signe typographique qui
ressemblait à un point d’interrogation inversé, placé à la fin d’une phrase,
indiquait que celle-ci devait être prise au second degré. Malheureusement,
cette idée brillante n’a pas connu de succès, et les écrivains ont continué à
demander à leurs lecteurs des efforts de compréhension pour déceler ce qui,
dans leurs écrits, était à prendre pour argent comptant, et ce qui relevait de
la dérision.
De nos jours, l’utilisation des émoticônes a souvent le
même but que celle du point d’ironie : signaler que les propos de l’auteur
ne doivent pas être pris au sérieux. Les écrivains répugnent encore, et c’est
sans doute un grand tort de leur part, à faire usage de ces symboles, notamment
du très courant point-virgule-fermez-la-parenthèse ;) qui suppose une
connivence entre l’auteur et son lecteur, et pourrait être traduit par :
« mais nan j’décooooonne !!! ».
J’aurais sans doute dû, moi aussi, placer dans mon article
sur l’alcool, aux points les plus stratégiques, certaines de ces émoticônes.
Cela aurait certainement aidé cette chère – ;) – Anonyme à comprendre que mon
texte visait, non pas à reprocher réellement aux écrivains d’être de
mauvais exemples pour notre saine jeunesse, mais bien au contraire, à
caricaturer le discours des ligues de vertu qui voudraient purifier l’art et la
littérature de ses prétendus sombres instincts. Comment pouvait-elle deviner
que je faisais de l’ironie, puisque, comme elle me l’a écrit ensuite, elle n’a
pas « décelé une seule trace d'humour dans [mon] texte » ?
Remarque qui m’a beaucoup flatté, cela va de soi.
Pardon, je veux dire : remarque qui m’a beaucoup
flatté, cela va de soi ;)
Il n’empêche que, là encore, elle soulève une question
importante ! L’humour est chose subtile (surtout le mien) et bien souvent,
il est difficile à repérer. Mes lecteurs les plus fidèles n’auront sans doute
eu aucun mal à comprendre que mon discours était à prendre au second degré,
habitué qu’ils sont à mes facéties. Un lecteur qui débarque sans avoir jamais
rien lu de moi peut, très sincèrement, se demander si c’est du lard ou du
cochon. De même, un curieux qui ne connaîtrait rien de Voltaire et se lancerait
dans la lecture de Candide ne pourrait-il pas prendre ce conte
philosophique pour argent comptant, et le comprendre tout de travers ?
Il existe, pourtant, certains signes.
Je vais me livrer à un petit exercice un peu
périlleux : souligner dans mon texte précédent deux ou trois
manifestations de cet humour légendaire qui est le mien ;) et qui auraient
dû mettre la puce à l’oreille de notre amie. Exercice périlleux, parce qu’une
blague perd toujours de son effet à être expliquée. Mais tant pis, je me
sacrifie pour la science.
Dès la deuxième phrase, par exemple, le locuteur se demande
s’il est bon « de laisser nos enfants s’approcher des livres, ces
objets inquiétants remplis de mots », et s’il ne vaudrait pas mieux
qu’ils passent leurs journées à jouer aux jeux vidéo, ou à trafiquer au coin
d’une rue. Il me semblait évident, en écrivant cette phrase, que le lecteur
comprendrait que j’opérais un habile renversement du cliché montrant les
parents inquiets de voir leurs bambins rester des heures devant Call of Duty
au lieu de se cultiver. Il me semblait tout aussi évident qu’aucune dame
patronnesse n’irait jusqu’à préférer voir un enfant « pratiquer quelque
trafic au coin d’une rue » plutôt qu’ouvrir un livre. Visiblement, ça
ne l’était pas. Voilà ce qui arrive, quand on suppose une quelconque
intelligence à son lecteur ;)
Un deuxième exemple, pour finir : lorsque j’écris, à
propos de Baudelaire : « Et le binge-drinking ? Ah,
ça, il n’en parle pas, du binge-drinking, notre grand
poète ! » Je pensais qu’il y avait dans cette phrase un certain
anachronisme qui allait immédiatement sauter aux yeux du lecteur.
Ben non.
En résumé, l’ironie, pour être opérante, doit être comprise
du lecteur. Cela suppose que ce dernier fasse un léger travail d’analyse,
essaie de déceler, dans un texte qui peut être en apparence sérieux (et Dieu
sait que le mien, en apparence, ne l’était pas) un léger changement de ton, une
légère variation qui trahit le véritable point de vue de l’auteur. Bien sûr, le
point d’ironie de notre cher Alcanter de Brahm lui épargnerait ces efforts.
Mais cette indication ne nuirait-elle pas au propos ? Le lecteur a-t-il
besoin qu’on lui signale à quel moment l’auteur se moque de l’esprit du temps,
comme dans ces séries télévisées qui abusent des rires enregistrés ? Les
écrivains peuvent-ils encore faire confiance à la sagacité de leurs lecteurs,
ou devront-ils, désormais, leur mâcher tout le travail en écrivant clairement
ce qu’ils pensent vraiment, sans détour, sans s’amuser à dire exactement
le contraire pour faire les malins ?
Ou alors, j’ai tout simplement eu affaire à une idiote.
Mais ça m’étonnerait, quand même…
4 commentaires:
Rien compris.
Moi je Lol toujours avec Zorro-Juldé !
Vous avez raison. Dans le doute, il vaut mieux toujours rire.
Quand je pense que Baudelaire a osé être misogyne, ce sac à vin !
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