jeudi 29 août 2013

Les faits divers


− Vous voyez comme c’est intéressant, les faits divers.
−  Surtout quand ils ont lieu l’été.
Raymond Queneau, Pierrot mon ami.

            Pour qui veut sonder l’âme humaine jusqu’à ses recoins les plus obscurs, toucher du doigt la bassesse de l’homme, regarder son ignominie en face, rien de tel que la lecture des faits divers. De nombreux écrivains se sont ainsi transformés en spéléologues de l’horreur, s’emparant d’un crime crapuleux relaté par les journaux, d’une disparition mystérieuse ou d’une sordide histoire d’escroquerie, pour bâtir un roman où le réel et la fiction s’entremêlent, et tenter de répondre à des questions aussi diverses que :
            − Qu’est-ce qu’un être humain ?
            − Qu’est-ce qu’un monstre ?
            − Comment un être humain peut-il devenir un monstre ? Quel glissement de terrain, quelle erreur de parcours expliquent un tel basculement ?
            − Comment survit-on à l’horreur ? Comment se reconstruit-on après ça ?
            − Comment un type insignifiant peut-il, du jour au lendemain, devenir un criminel sans pitié ? Etc.
            Bref, la monstruosité morale fascine. C’est un terrain passionnant, parce qu’à tout moment, de drôles d’impressions peuvent naître : ce type qui a torturé sa famille pendant des années, tué des enfants, éventré des promeneuses… en quoi est-il différent de moi ? À quel moment a-t-il bifurqué pour passer du stade de l’individu banal, timide et poli, au prédateur sanguinaire ? C’est un déséquilibré, certes, mais est-ce que je suis sûr d’être bien équilibre moi-même ?
            Le fait divers est un miroir déformant. Plus ou moins déformant.
            Un jeune homme désœuvré saigne une vieille dame chez elle et s’enfuit par l’escalier, terrorisé par son propre geste. Dans le canard local, ça ferait dix lignes. Quand Dostoïevski s’en empare, il vous sort Crime et châtiment.
            Quand une famille se fait assassiner par deux vauriens dans le Kansas, Truman Capote écrit De sang-froid et se passionne pour l’affaire à tel point qu’il en devient presque le moteur, que l’œuvre en train de naître empiète déjà sur les lieux du crime.
            Un meurtrier refuse de croupir dans le couloir de la mort et se bat pour que son exécution ait lieu le plus tôt possible : Norman Mailer retrace tout le parcours de Gary Gilmore avec une précision non de journaliste, mais d’écrivain, et publie Le Chant du bourreau.
            Jean-Claude Romand, après avoir menti pendant dix-huit ans à sa famille, s’inventant une carrière de médecin alors qu’il passait ses journées au volant de sa voiture, à attendre le soir pour rentrer chez lui, assassine sa femme, ses enfants et ses parents pour mettre un terme à cette vie d’imposture. Emmanuel Carrère, qui s’empare de cette histoire dans L’Adversaire, écrit : « Le détail des malversations financières de Romand, la façon dont au fil des ans s’était mise en place sa double vie, le rôle qu’y avait tenu tel ou tel, tout cela, que j’apprendrais en temps utile, ne m’apprendrait pas ce que je voulais vraiment savoir : ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau ; qu’il ne passait pas, comme on l’a d’abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu’il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. »
            Au fond, l’écrivain qui se passionne pour un fait divers au point d’en faire un livre cherche à répondre à ses propres questions, plus ou moins formulées dans son esprit. Connais-toi toi-même… en apprenant à connaître les autres. En traquant le monstre en l’homme, découvre celui qui vit en toi.
            Aujourd’hui, Laurent Obertone se met dans la peau d’Anders Breivik, Philippe Jaenada raconte la vie tumultueuse du braqueur Bruno Sulak… La rubrique des faits divers est, par bonheur, inépuisable.
            Au tout début du XXe siècle, dans Le Figaro et au Matin, un certain Félix Fénéon rédige des faits divers bizarrement tournés. Ces Nouvelles en trois lignes où le style et l’ordre des mots semblent primer sur le contenu, sont de véritables œuvres d’art :

            « Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut blessé. Deux lieutenants reçurent sur la tête, l’un une poutre, l’autre un pompier. »
            « Mariés depuis trois mois, les Audouy, de Nantes, se sont suicidés au laudanum, à l’arsenic et au revolver. »
            « Allumé par son fils, 5 ans, un pétard à signaux de train éclata sous les jupes de Mme Roger, à Clichy : le ravage y fut considérable. »


            C’est beau, les faits divers : en quelques mots, tout est dit. En six cents pages, tout est gravé dans le marbre.

4 commentaires:

Pierre Driout le taiseux divers a dit…

Oui en effet les faits divers sont des poèmes pris sur le vif.

Pour un écrivain c'est du pain "béni" !

Anonyme a dit…

Un poète, ce Félix Fénéon... D'où l'as-tu déniché ?

Montalte

Raphaël Juldé a dit…

Comment, tu ne connais pas Fénéon ? Précipite-toi sur ses "Nouvelles en trois lignes", et tu verras qu'il peut y avoir du bon, même chez les anars ! (Y'a pas que Chesterton, dans la vie !)

Pierre Driout au bouillon sanglant a dit…

Dieu reconnaîtra les chiens ... anars !