Samedi 19 novembre 2011.
Il
faut s’appeler Raphaël Juldé pour se lever à quatre heures du matin un samedi
par simple manque d’intérêt pour les horaires SNCF. Je voulais faire des
économies, et je me retrouve en pleine nuit devant la gare de Laval, à 5 h 25,
à attendre l’autocar pour Le Mans.
Quiconque
n’a pas traversé les Coëvrons dans un car aux trois quarts vide par une nuit de
fin d’automne ne connaît rien de la vie. J’essaie de voler quelques bribes
supplémentaires de sommeil. On s’arrête en gare d’Évron, puis à celle de
Sillé-le-Guillaume, et nous voilà dans la Sarthe. À cette heure, le paysage est
invisible, mais puisque de jour, il donne envie d’avaler des barbituriques, on
ne perd rien… Nouvel arrêt en gare de Conlie – de triste mémoire pour tous les
Bretons – et, cinq minutes après, en gare de Domfront. Ce n’est plus un car,
c’est un bus ! Enfin, à 7 h 15, nous arrivons au Mans. Presque deux heures
pour avaler soixante-dix kilomètres : la prochaine fois, je prendrai la
diligence, ça ira plus vite…
Le
train pour Paris ne part qu’à 8 h 49, je tue le temps sans sommation au buffet
de la gare. Café-croissant et mon journal de la veille, que je n’avais pas
encore rédigé. Le jour se lève vers huit heures, la bouche pâteuse. Je le
méprise un peu, ce fainéant…
Dernière
ligne droite jusqu’à Paris : j’achève la lecture du Ravissement de
Britney Spears, de Jean Rolin. Ensuite Montparnasse, le métro
et le boulevard Saint-Michel, que je remonte jusqu’au Luxembourg après avoir
discuté vespasiennes avec un poivrot ennemi du vandalisme.
Je
suis logé à l’hôtel des Mines, où j’étais déjà venu en février. Chambre
304 : une chambre plutôt vaste, avec un vrai bureau qui n’attendait que
moi, et une salle de bain spacieuse aussi. Les fenêtres donnent sur la rue,
mais nous sommes dans la partie la moins touristique du Boul’ Mich’, ce qui
déçoit un peu mon voyeurisme. Je prends une douche pour me réveiller
tout-à-fait, envoie un texto à mon frère pour son anniversaire, et c’est parti
pour l’aventure !
Un
jambon-beurre plus tard, je suis chez Gibert, où j’achète Armance de
Stendhal et L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac. Il y avait un moment
que j’avais envie de lire ses États et Empires de la Lune ! Chez
l’« autre » Gibert, à côté du Départ Saint-Michel, j’achète l’Histoire
amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin, dont Jacques-Pierre Amette avait
parlé sur son blog. Je ne sais pas pourquoi, je pense que ces histoires
d’impuissance masculine (je parle d’Armance et de Bussy-Rabutin) vont
être une véritable jubilation de lecture…
Après
cela, je me retrouve à la FNAC des Halles où, après avoir recherché sans succès
un album vinyle de T-Rex, je me décide pour les deux derniers volumes de Gen
d’Hiroshima, l’équivalent japonais du Maus d’Art Spiegelman. C’est
là que Pierre m’appelle : il a l’intention d’aller voir La Femme au
portrait de Fritz Lang au Champo à seize heures et me propose de l’y
rejoindre. Parfait, je passe aux caisses et rejoins Saint-Michel en fendant la
foule comme un vrai Parisien pressé – ou comme une hachette jetée par un
explorateur téméraire. Je retrouve Pierre au milieu de la file qui piétine dans
la rue des Écoles. Je lui avoue tout de même que je me suis levé à quatre
heures, ce qui le surprend (« T’es venu à pied ? »), et qu’il
n’est pas impossible que je m’endorme devant le film. Et en effet, une dizaine
de minutes après le début du film, je dois lutter pour rester éveillé. Je ne
regarde plus le film de Lang que d’un œil – ce qui était aussi le cas du
réalisateur, après tout… J’arrive tout de même à suivre l’intrigue, et même à
placer une plaisanterie : la victime d’Edward G. Robinson et de Joan
Bennett s’appelant Masard, je chuchote à Pierre : « C’est Masard
qu’on assassine ! » Après cela, je me tais et regarde le film. En
général, je ne parle pas au cinéma, contrairement à mes voisins de droite, un
couple qui commente chaque scène. Malgré mon envie de les tuer, je reste coi.
Parfois, ma lâcheté me répugne.
Pierre
et moi regagnons ensuite La Motte-Piquet à pied en reparlant du film, vraiment
un très bon Lang, ainsi que d’Intouchables, qu’il a vu lui aussi, de Melancholia
de Lars Von Trier, de The Tree of Life, de Terrence Malick… et de
Zagdanski qui n’est jamais très loin quand on parle de cinéma, et de Nabe dont
Pierre a évidemment lu L’Enculé… Je reçois un appel de Cécile, qui se
trouve avec Jacques-Pierre près de chez Pierre. Ils nous attendent au Suffren,
où nous les rejoignons. J’ai l’impression de ne pas avoir revu Cécile depuis la
bataille des Thermopyles ! Elle embrasse Pierre mais remet à plus tard
d’en faire autant avec moi : la table la gêne et elle veut pouvoir le
faire bien. Ça me va : elle ne tient pas à ce que nos retrouvailles soient
gâchées par des baisers mal foutus, c’est touchant… Quand Jean-Rémi nous
rejoindra, elle l’embrassera normalement, comme le simple mortel qu’il est.
Celui-ci arrivé, nous vidons nos verres et nous levons. J’enfile par erreur la
veste de Jacques-Pierre qui était posée sur le dossier de ma chaise, ce qui me
vaut un regard mi amusé, mi consterné (disons goguenard) de la Baronne.
« Je me suis levé à quatre heure ! » sera mon excuse pour
chacune de mes maladresses ce soir, c’est décidé.
Avant
qu’on ne quitte le Suffren, j’ai droit à mes baisers, que l’attente n’a fait
que magnifier, évidemment. L’attente et mon petit lyrisme intime, admettons… On
passe chez Nicolas acheter du vin, et nous voilà enfin chez Pierre, où nous
pourrons nous révolter allègrement (dans le respect des Conventions de Genève
et du voisin moldave) en mangeant japonais. Pendant que Cécile cale une
cassette VHS sur l’extrait qu’elle veut nous passer, Pierre nous montre le fond
d’écran de son PC, envahi par une belle photo d’Astrid « Blablabla »,
son chagrin d’amour préféré. Quant à moi, je n’ai pas oublié d’apporter à
Cécile (mon chagrin d’amour préféré) le dessin que j’avais fait pour
l’encourager le jour de son oral – afin qu’elle puisse le réutiliser à tout
moment à l’avenir...
Pierre
m’ayant confié la tâche d’écrire le compte-rendu de ce vidéodrome, je vais
faire la même version, à peu près, dans mon journal. C’est donc Jean-Rémi qui
prend la tête de la manif, avec un extrait du Cuirassé Potemkine
d’Eisenstein. Panique chez les gars de la marine : la viande est avariée,
les popes ont la barbe douteuse, il n’y a que les officiers dont les uniformes
rutilent. Le noir et blanc voit rouge, les poissons se régalent. Mort aux
bâches, vive la pagaille générale !
Le camarade
Pierre s’empare du porte-voix avec Metropolis de Fritz Lang, sur un
accompagnement musical rock de Giorgio Moroder. Révolte des ouvriers dans les
entrailles de la ville, chaos organisé par un robot chef d’orchestre ultrasexy.
Mort à ceux d’en haut, et à ceux d’en bas par la même occasion, vive la femme
de fer !
Le livreur du
restaurant japonais intervient : temps mort dans la révolution. On se remplit
le ventre de riz, de brochettes et de poisson cru, avec Art Tatum en fond
musical. Jacques-Pierre fait remarquer à notre hôte que les mélodies du jazzman
se marient parfaitement à la dégustation de nipponeries, et Pierre
répond : « Le morceau s’appelle justement “Sushi Blues” ! »
Retour au
vidéodrome et aux tas de ferraille avec Cécile, qui propose Blade Runner
de Ridley Scott. Dans un monde où les cyborgs sont réduits à l’état d’esclaves
(que fait SOS-Racisme ?), l’insurrection gronde. Combat dans les hauteurs,
doigts tordus et duel décisif. Cyberpunk’s not dead. Mort à l’homme, vivent les
gouttières solides !
À mon
tour : j’ai choisi Zabriskie Point d’Antonioni. Les industriels
dans leurs bureaux cossus, les étudiants dans la rue ! Répression
policière, tir aux pigeons et cavale pour la liberté. Mort à la société, vive
le désert ! J’ai juste regretté par la suite d’avoir renoncé à passer la
scène finale, qui compte certainement parmi les plus belles fins du cinéma
mondial… J’ai eu peur d’être trop long.
Je suis ravi
que Jacques-Pierre ait pensé à Goupi Mains Rouges. Robert Le
Vigan ! Dans la France rurale des années 40, la famille Goupi terrée dans
sa ferme se déchire. Un meurtre, et la fuite de Goupi-Tonkin dans les arbres.
Mort aux marâtres, vivent les branches !
J’ai laissé à
Pierre le soin de passer un épisode de Kaamelott : « La
Révolte », bien sûr... Les paysans se plaignent, le gouvernement écoute
vaguement. Mauvaise volonté et corne bouchée. Mort à la révolte, vive la
récolte !
Cécile a
apporté une perle : Animal Farm, de John Stephenson – histoire de
rester dans l’agriculture. Branle-bas dans la basse-cour, les animaux
renversent le pouvoir des deux-pattes. Mort à l’homme, vive les animaux… suivi
de : mort aux animaux-tous-égaux, vive Napoléon !
J’enchaîne
avec Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, de Jean
Yanne. Rien ne va plus dans les radios cul-bénites, un malotru tourne la
soutane en ridicule. Viré, Gerber ! Mort à la vulgarité des bons
sentiments, vive la grossièreté de la franche rigolade !
Riposte de Jean-Rémi avec
Braveheart, de Mel Gibson. William Wallace, héros de l’indépendance
écossaise, sur le billot du roi d’Angleterre. Freedom !!! Fin
christique du héros et face-à-face dans la plaine : ça va saigner !
Mort à l’oppresseur, vivent les kilts !
Jacques-Pierre nous
secoue avec Buongiorno, notte, de Marco Bellocchio. Aldo Moro aux mains
des Brigades rouges. Derniers instants, condamnation ultime, dernière lettre et
souvenirs qui remontent. Mort à la révolution, vive le terrorisme !
Pour faire
plaisir à Pierre, j’ai apporté If…, de Lindsay Anderson. Discipline et
châtiments corporels dans les collèges anglais. L’esprit révolutionnaire flotte
dans les crânes des étudiants. Préparatifs de l’insurrection, promesses et
pacte de sang. Malcolm McDowell avant Orange mécanique. Quand on lui
montre les étoiles du doigt, le révolutionnaire regarde la femme. Mort à la
cravache, vivent les balles !
Pierre y a
pensé : voici Harry Potter et l’Ordre du Phénix. Rien ne va plus à
Poudlard : la nouvelle directrice est un tyran. Mutinerie en plein exam,
soulèvement de sorciers en herbe. Mort aux tailleurs roses, vivent les feux
d’artifice !
Jean-Rémi nous
emmène en cure avec Vol au-dessus d’un nid de coucou, de Milos Forman.
La lobotomie : solution rêvée pour calmer les agitateurs ? Les
graines de la révolte ont été semées, la plomberie laisse à désirer et les
fenêtres finissent toujours par s’ouvrir. Mort à la psychiatrie, vive
Géronimo !
Cécile nous
fait avaler un morceau amer de l’histoire de la Grande-Bretagne avec Bloody
Sunday, de Paul Greengrass. 30 janvier 1972 à Derry : l’armée britannique
tire sur les manifestants irlandais. Instantanés de l’événement,
entrecroisement des points de vue, les Irlandais enterrent leurs morts, les
Anglais décorent leurs héros. Mort aux marches pacifistes, vivement
lundi !
Jacques-Pierre
passe son dernier extrait, Les Camarades, de Monicelli. La grève en
Italie, c’est toujours plus joyeux qu’ailleurs. Gifles patronales, couteaux
insignifiants, porte-paroles timides et supérieurs dédaigneux. Mort à… vive…
y’a quelqu’un ?
Pierre, quant
à lui, vit son apothéose avec 8 ½, de Fellini. Le harem mental d’un DSK
italien. Femmes soumises, femmes amoureuses, femmes désespérées, femmes
rebelles… Sus au phallocrate, MLF vaincra ! Mort aux grands enfants
libidineux, vivent les femmes qui en ont !
Jean-Rémi enchaîne
avec Thelma et Louise, de Ridley Scott. Les femmes qui en ont se sont
attirées des problèmes. Fuite en avant dans le désert et flics impuissants, le
flingue entre les jambes. Mort aux lois de la pesanteur, vive l’arrêt sur
image !
Je reste dans
la révolte individuelle avec Elephant Man, de Lynch. Comment prendre le
train tranquillement quand on a la tête pleine de protubérances osseuses et le
corps d’un éléphant croisé avec un chou-fleur ? Cri de révolte dans les
toilettes de la gare. Mort à Barnum, vivent les monstres !
Il n’y a plus
que Jean-Rémi et moi à participer. Il poursuit avec The Hours, de
Stephen Daldry. Qui a peur de Virginia Woolf ? Son mari Leonard, entre
autres. Scène de ménage à la gare. Haine d’une vie morne et cloîtrée, désir de
fuite… « Mais ma chérie, c’est pour ton bien ! » Mort à la mort
lente, vive la vie !
Enfin, je
conclus la soirée par un sabotage : la chanson « Vivre libre ou
mourir » de Bérurier Noir, extraite du live Viva Bertaga. Ou
comment la révolte, c’est aussi se révolter contre ce vidéodrome et le
dynamiter de l’intérieur. Mort à la mélodie, vive le grand n’importe quoi !
Tout le monde est mort de rire, évidemment ça rappelle des souvenirs à Cécile,
et surtout je me régale de voir Pierre écarquiller les yeux devant les
« laaaaa la-la-la la-la-laaaaaaa... » des Bérus. J’imagine le
traumatisme... Cécile, elle, continuait à pogoter dans l’ascenseur, c’est
dire !
Nous avons
quitté Pierre rapidement après avoir passé le dernier extrait. Cécile rentre en
taxi avec Jacques-Pierre, les Bérus plein la tête (cadeau de la maison) et
Jean-Rémi et moi nous séparons dans le métro. À l’hôtel : une douche et
quelques notes rapides, et je me jette dans mon lit. Rideau !
1 commentaire:
Mon petit gars la révolte appartient à ceux qui se lèvent tôt !
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