Deux expositions au Musée d'Orsay
Samedi 12 avril 2014.
D’un
courage exemplaire, je me lève une fois de plus dès les premières lueurs de
l’aube. J’aimerais bien y voir le signe d’un changement profond de ma personnalité,
mais je ne suis pas dupe. Pierre m’a conseillé d’être à Orsay dès neuf heures
afin qu’il puisse me faire entrer au moment de moindre affluence, et comme je
veux avant cela prendre un petit déjeuner quelque part, je quitte l’appartement
de Jean-Rémi dès 7 h 30. Je prends la ligne 5, change à Gare d’Austerlitz et le
RER C me dépose devant le musée. Je prends une table dans le café le plus
proche. Le petit déjeuner, c’est sacré. En prenant mon café, je vois passer
Pierre qui va au boulot, vers neuf heures moins le quart. Un peu plus tard, je
suis devant le musée, et je considère avec empathie ces pauvres gens obligés de
faire la queue, alors que je vais pouvoir rentrer gratis comme un putain de
privilégié…
Pierre
me fait donc entrer, et me conseille de commencer d’abord par visiter
l’exposition sur Van Gogh et Artaud, puis de le retrouver avant 10 h 30 (heure
de sa pause) au cinquième étage, dans la deuxième partie de l’expo Gustave
Doré.

« Non, Van Gogh n’était pas fou, mais
ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de
vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque,
eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie
second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux
de Napoléon III. » L’exposition présente en parallèle les parcours
d’Artaud et de Van Gogh : manuscrits et dessins d’Artaud d’un côté,
lettres à Théo et autoportraits de l’autre. Une salle est consacrée aux
paysages de Van Gogh : Les Alyscamps
aux arbres gigantesques et rougeoyants comme des rangées de torches
enflammées au-dessus des promeneurs minuscules ; le Jardin de l’asile de Saint-Rémy entièrement dévoré par la
végétation, des verts lumineux qui emplissent toute la toile ; ou encore
sa Forêt de pins au déclin du jour où
les arbres tordus du premier plan se découpent sur un ciel d’un jaune éclatant
– beaux exemples du « pinceau en ébriété » de Van Gogh. Ailleurs, les
Souliers noirs contrastent
brutalement avec la palette habituelle du peintre : les couleurs sombres,
noirs et verts profonds, tranchent avec les couleurs vives des Tournesols ou de la Chambre à Arles. Je connais bien Van Gogh, qui a longtemps été mon
peintre de prédilection, et pourtant j’avais oublié ces Lauriers roses, près desquels est posé le roman de Zola, La Joie de vivre, dont le titre paraît
cruellement ironique quand on connaît le destin du peintre…

Un
écran montre des vues du Champ de blés
aux corbeaux, ce tableau où le suicide est omniprésent, tandis que la voix
d’Alain Cuny lit des passages d’Artaud : « Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre,
le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec
au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la
couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des
blés. »
Antonin
Artaud occupe la deuxième partie de l’exposition. Son visage torturé et vieilli
photographié à Ivry accueille le visiteur. De nombreux dessins à la mine
graphite sont exposés : visages et corps piquetés, tailladés, poignardés
par la mine, glossolalie et imprécations, et cet autoportrait au regard chargé
d’une mélancolie millénaire, où la douleur et le travail de la mort sont
sensibles dans chaque trait de crayon. Il y a aussi ce dessin terrible, La Projection du véritable corps, qui
m’évoque les « maîtres-fous » que filmera Jean Rouch dix ans plus
tard, et leurs transes hallucinatoires…
Van
Gogh fait son retour avec La Nuit étoilée
– sans doute mon tableau fétiche –, L’Église
d’Auvers-sur-Oise et une série de fusains et de dessins au crayon qui font
un beau parallèle avec ceux d’Artaud, avant de terminer par quelques spécimens
de lettres à Théo, ornées d’ébauches commentées par le peintre.
Après
cela, je monte au cinquième étage pour entamer la visite de l’expo Gustave Doré
par la fin, puisque c’est là que se trouve Pierre, et que nous allons pouvoir
causer un peu. Le grand sujet de moment, avec Pierre, c’est sa remarquable
faculté à se brouiller avec ses amis sur Facebook. Jean-Rémi l’a
« défriendé » mais ça ne l’empêche pas de continuer à apprécier
Pierre in real life ; en
revanche avec G. et P., la rupture est officielle.
Moi qui suis désespérément incapable de me brouiller avec qui que ce soit –
parce que je ne prends rien au sérieux – tout cela me dépasse un peu. Remarque
au passage : je ne suis pas à l’abri d’amis qui pourraient me reprocher,
justement, cette propension à me foutre de tout, et à tout juger avec légèreté…
Pierre me donne rendez-vous à l’heure de sa pause, d’ici une demi-heure, pour
qu’on discute plus sereinement autour d’un café, et je prends donc l’expo Doré
à rebrousse-toile.

Je
commence par ses croquis humoristiques, ses caricatures de la vie parisienne,
des peintres du Salon, ses croquis militaires, ses Des-agréments d’un voyage d’agrément – finalement la part de
l’œuvre de Gustave Doré avec laquelle je suis le plus familier (sans parler,
évidemment, de ses illustrations des contes de Perrault). C’est ici qu’on voit
que la bande dessinée existait bien avant de s’appeler « bande
dessinée ». Rodolphe Töpffer, qui en est le véritable précurseur,
l’appelait « littérature en estampes ». Cette narration par séquences
illustrées, où l’on devine l’héritage des récits épiques sous forme de
hiéroglyphes, est un prélude à la bande dessinée de Louis Forton ou au
« roman graphique » théorisé par Will Eisner. Tout était déjà en
place, seul manquait un nom pour définir cet art…

Nous
passons ensuite, justement, aux illustrations d’ouvrages littéraires : Le Juif errant, Gargantua, Pantagruel…
Aquarelles aux sujets « hénaurmes » : Pantagruel bébé jouant
dans son lit d’enfant avec des animaux vivants, vaches et bœufs, qui
ressemblent à des miniatures entre ses mains, le tout sous le regard de ses
gigantesques parents et d’une poignée de curieux grands comme des
timbres-poste. Le Grand Derby, de
1870, est une aquarelle d’une exquise finesse, dans la manière, disons…
« foutraque » de Doré, qui est le grand peintre des foules et des
enchevêtrements, les corps des femmes en grande tenue se confondant en un ample
désordre organisé de plis, de coiffes et de parures de bijoux ruisselantes. Gustave
Doré flirte avec l’expressionnisme lorsqu’il brosse ses Pauvresse de Londres ou ses illustrations de Coleridge. Ses lavis
où les bleus glacials se heurtent aux orangés du soir qui tombe, où la lumière
déclinante, qui embrase les façades décrépites, ne suffit plus à réchauffer la
scène couverte de neige et de givre, sont des visions d’apocalypse. Sa Maison de jeu, baignée d’une lumière
ocre de chandelles, est presque un La Tour. Je poursuis mon chemin en admirant
ses illustrations de Macbeth, dans la
continuité de celles de Coleridge, et m’interromps à sa période espagnole –
olé ! – en retrouvant Pierre, qui s’apprête à prendre sa pause.

Puisqu’il a
une demi-heure devant lui, nous allons prendre un café en face du musée. Assez
parlé de ses querelles sur Facebook, nous parlons un peu de moi et de mon projet de
co-working. Il n'y a à peu près que ça qui m'intéresse en ce moment...
De retour à
Orsay, je reprends donc l’expo Doré par le début. Daté de 1862, Entre ciel et terre est un bel exemple
de l’imaginaire de l’artiste et de ses prouesses d’exécution : un
batracien accroché par une patte à un cerf-volant est arraché du sol et un
oiseau fond sur lui, bec grand ouvert – ce n’est pas tous les jours qu’un
festin lui est envoyé directement dans la gueule ! Les sujets que
privilégie encore Doré sont les scènes populaires : saltimbanques
attendant leur entrée en scène, Pierrot
grimaçant (où l’on retrouve tout l’attrait du caricaturiste pour les
visages déformés), etc. Attachement, aussi, à la vie artistique et à son lot de
misère : la Mort de Gérard de Nerval
où l’allégorie, déjà, prend place dans cette manière encore mineure qu’est la
lithographie.

Quand il
s’attaque à la sculpture, avec L’Effroi
ou l’Amour maternel, Doré reste dans l’allégorie, qui est au fond assez
proche de la caricature. Toute l’œuvre de Gustave Doré témoigne de cette
proximité : il s’agit toujours de résumer un concept, une idée, par une
seule image forte, singulière, immédiatement compréhensible. Ici, la mère
menacée par un serpent qui commence à s’enrouler autour de ses jambes, lève à
bout de bras son enfant pour le protéger du monstre…

Lorsqu’il
illustre L’Enfer de Dante, Doré peut
lâcher la bride à sa passion pour l’allégorie. Quand il s’attaque à ce
vers : « Poète, volontiers parlerais-je à ces deux qui vont ensemble
et paraissent si légers au vent », il brosse une sorte de Vénus anadyomène
de la mort. C’est au fond tout le « problème », avec Doré : ces
œuvres en rappellent toujours d’autres. Ici Botticelli, là Michel-Ange ou
Raphaël… Pompier, alors ? Mais quel pompier de génie ! Et qui, ignoré
de son temps par la critique qui le cantonnait à son rôle d’illustrateur,
dédaignant ses grandes pièces, est aujourd’hui un maître incontesté. Pourtant,
sa peinture reste encore peu connue, et sa sculpture, n’en parlons pas : La Parque et l’Amour, accueillie
froidement par les critiques de l’époque, est loin d’être ce qu’on retient en
premier de l’œuvre de Doré. Pourtant, quel soin dans les détails, quel travail
sur l’expression des visages – déformation professionnelle : un
caricaturiste qui ne chercherait pas dans chaque visage l’expression la plus
vive, la plus « parlante », serait un piètre caricaturiste…
Intertextualité
toujours : Dante et Virgile dans le
neuvième Cercle de l’Enfer évoque irrésistiblement Delacroix et Michel-Ange
et, plus loin, l’immense Christ quittant
le prétoire rappelle l’École
d’Athènes de Raphaël ou (moins glorieux, à mon avis) les Romains de la Décadence de Thomas
Couture…

À partir de
là, je remonte au cinquième pour finir la deuxième partie. Je passe rapidement
devant ce que j’ai déjà vu, pour retourner à l’Espagne à travers les yeux de
Gustave Doré, parti en voyage dans le but d’illustrer Don Quichotte. On retrouve la manière de l’artiste amoureux des
visages du peuple, corps difformes, trognes inoubliables… Son Guitariste (La Bandura) me fait songer
au Pied-bot de José de Ribera –
décidément, Doré est une anthologie de l’histoire de l’art à lui tout
seul ! Ses scènes de rue (Mendiants
à Burgos, Exécution d’un assassin à
Barcelone…) ou ses personnages (la Diseuse
de bonne aventure) évoquent de nombreux tableaux de peintres espagnols.
Mais il faut croire que c’est l’Espagne de ce temps-là qui ressemblait
furieusement à du Goya !

L’œuvre de
Gustave Doré est en permanence tiraillée entre le grand genre, le gigantisme,
et l’attachement au petit, au plus humble. Quand il se lance dans la peinture
d’Histoire, ou plus exactement d’actualité, en déclinant le thème du Siège de Paris dans toute une série de
tableaux, il retrouve ses grandes figures allégoriques, des créatures
fantastiques telles que l’hippogriffe ou le sphinx, mais aussi des femmes du
peuple, comme cette Pétroleuse obèse,
débordante de seins, baïonnette au canon et bonnet phrygien surmonté d’une
auréole…
C’est en
abordant la peinture religieuse de Doré, et notamment ses illustrations d’épisodes
bibliques, que m’a frappé ce rapport étroit entre la caricature et l’allégorie.
Au fond, même dans ses œuvres les plus ambitieuses, Doré n’a jamais cessé
d’être un caricaturiste – ce qui explique le peu d’intérêt des critiques d’art
à son endroit. Dans ces tableaux, l’artiste montre une parfaite maîtrise du
clair-obscur – ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui a commencé par
l’illustration en noir et blanc, la gravure et la lithographie… Son Néophyte, notamment, est baigné d’une
lumière extraordinaire, le pur visage du jeune moine apparaissant diaphane au
milieu des vieillards enveloppés d’ombre…

La dernière
partie de l’exposition est consacrée à la peinture de paysages. Et si Doré
traite encore de sujets anecdotiques ou de faits divers (L’Ascension puis la Catastrophe
du Mont Cervin…), il excelle dans le sublime. Paysages d’Écosse où aux
reliefs gigantesques et aux ciels bouleversés répond la ligne placide du lac,
comme une lame brillante traversant la toile. Paysages de montagnes où des
alpinistes courageux sont à peine visibles dans l’immensité des roches et le
bouillonnement des torrents. Et là, on baigne en plein romantisme, et Caspar Friedrich n’est pas très loin…
Ayant fini ma
visite, je retrouve Pierre. Je ne poursuivrai pas par une visite de
l’exposition permanente, que j’ai déjà vue maintes fois, alors je le salue, on
évoque le prochain vidéodrome, qui n’aura sans doute pas lieu avant la rentrée
de septembre, au train où vont les choses et mes finances…
Après Orsay,
mon après-midi va être un peu plus détendue : j’ai déjà suffisamment
marché à mon goût. Je rejoins à pieds le boulevard Saint-Michel et déjeune rue
de La Harpe, à la terrasse de la Petite Hostellerie, à côté d’une Espagnole et
d’une Italienne, si j’ai bien compris, qui parlent en français de leurs récents
déboires amoureux. Après cela, je reprends mes pérégrinations de librairie en
librairie et cette fois-ci, chez Gibert, je me laisse tenter par une réédition
d’Henri Calet, De ma lucarne, que
j’achète. Ma seule faiblesse. Alors que je m’apprête un peu plus tard à entrer
à L’Écume des Pages, je suis arrêté par une diseuse de bonne aventure, une
vraie, tout juste échappée d’une toile de Gustave Doré. Elle s’exclame en me
voyant : « Oh ! Qu’il est beau !... » (Hum… Ça commence
très fort…) Puis m’attrape la main, commence à faire courir ses doigts sur ma
ligne de vie, et poursuit : « Il est très aimé, mais il est très
fatigué, hein… » (Oui, admettons… Le soleil cogne et j’ai beaucoup
marché…) Avant de conclure : « Il aurait pas une petite pièce à me
donner ?... » Ben non, et ça, elle aurait dû pouvoir le prédire… Si
c’est pour me dire ce que je sais déjà, merci, mais ça ne m’intéresse
pas !
L’aboutissement
de ma promenade est la terrasse du Mondrian, où je léthargise sous le soleil,
devant un Coca et près de deux jolies étudiantes qui parlent français avec
toutes deux un accent différent, et expliquent au garçon qui essayait gentiment
de leur parler anglais (en les draguant peut-être un peu) qu’elles sont ici
pour s’entraîner à parler notre langue.
Mon train
n’est qu’à 18 h 45, mais j’arrive à Montparnasse avec trois quarts d’heure
d’avance : plus rien à faire à Paris. M’asseoir dans le train et roupiller
jusqu’à Laval – voilà mon projet de vie pour le moment.