mardi 22 avril 2014

Van Gogh, Artaud et Gustave Doré...

Deux expositions au Musée d'Orsay

Samedi 12 avril 2014.

            D’un courage exemplaire, je me lève une fois de plus dès les premières lueurs de l’aube. J’aimerais bien y voir le signe d’un changement profond de ma personnalité, mais je ne suis pas dupe. Pierre m’a conseillé d’être à Orsay dès neuf heures afin qu’il puisse me faire entrer au moment de moindre affluence, et comme je veux avant cela prendre un petit déjeuner quelque part, je quitte l’appartement de Jean-Rémi dès 7 h 30. Je prends la ligne 5, change à Gare d’Austerlitz et le RER C me dépose devant le musée. Je prends une table dans le café le plus proche. Le petit déjeuner, c’est sacré. En prenant mon café, je vois passer Pierre qui va au boulot, vers neuf heures moins le quart. Un peu plus tard, je suis devant le musée, et je considère avec empathie ces pauvres gens obligés de faire la queue, alors que je vais pouvoir rentrer gratis comme un putain de privilégié…

            Pierre me fait donc entrer, et me conseille de commencer d’abord par visiter l’exposition sur Van Gogh et Artaud, puis de le retrouver avant 10 h 30 (heure de sa pause) au cinquième étage, dans la deuxième partie de l’expo Gustave Doré.



            « Non, Van Gogh n’était pas fou, mais ses peintures étaient des feux grégeois, des bombes atomiques, dont l’angle de vision, à côté de toutes les autres peintures qui sévissaient à cette époque, eût été capable de déranger gravement le conformisme larvaire de la bourgeoisie second Empire et des sbires de Thiers, de Gambetta, de Félix Faure, comme ceux de Napoléon III. » L’exposition présente en parallèle les parcours d’Artaud et de Van Gogh : manuscrits et dessins d’Artaud d’un côté, lettres à Théo et autoportraits de l’autre. Une salle est consacrée aux paysages de Van Gogh : Les Alyscamps aux arbres gigantesques et rougeoyants comme des rangées de torches enflammées au-dessus des promeneurs minuscules ; le Jardin de l’asile de Saint-Rémy entièrement dévoré par la végétation, des verts lumineux qui emplissent toute la toile ; ou encore sa Forêt de pins au déclin du jour où les arbres tordus du premier plan se découpent sur un ciel d’un jaune éclatant – beaux exemples du « pinceau en ébriété » de Van Gogh. Ailleurs, les Souliers noirs contrastent brutalement avec la palette habituelle du peintre : les couleurs sombres, noirs et verts profonds, tranchent avec les couleurs vives des Tournesols ou de la Chambre à Arles. Je connais bien Van Gogh, qui a longtemps été mon peintre de prédilection, et pourtant j’avais oublié ces Lauriers roses, près desquels est posé le roman de Zola, La Joie de vivre, dont le titre paraît cruellement ironique quand on connaît le destin du peintre…



            Un écran montre des vues du Champ de blés aux corbeaux, ce tableau où le suicide est omniprésent, tandis que la voix d’Alain Cuny lit des passages d’Artaud : « Il n’est pas ordinaire de voir un homme, avec, dans le ventre, le coup de fusil qui le tua, fourrer sur une toile des corbeaux noirs avec au-dessous une espèce de plaine livide peut-être, vide en tout cas, où la couleur lie-de-vin de la terre s’affronte éperdument avec le jaune sale des blés. »

            Antonin Artaud occupe la deuxième partie de l’exposition. Son visage torturé et vieilli photographié à Ivry accueille le visiteur. De nombreux dessins à la mine graphite sont exposés : visages et corps piquetés, tailladés, poignardés par la mine, glossolalie et imprécations, et cet autoportrait au regard chargé d’une mélancolie millénaire, où la douleur et le travail de la mort sont sensibles dans chaque trait de crayon. Il y a aussi ce dessin terrible, La Projection du véritable corps, qui m’évoque les « maîtres-fous » que filmera Jean Rouch dix ans plus tard, et leurs transes hallucinatoires…



            Van Gogh fait son retour avec La Nuit étoilée – sans doute mon tableau fétiche –, L’Église d’Auvers-sur-Oise et une série de fusains et de dessins au crayon qui font un beau parallèle avec ceux d’Artaud, avant de terminer par quelques spécimens de lettres à Théo, ornées d’ébauches commentées par le peintre.

            Après cela, je monte au cinquième étage pour entamer la visite de l’expo Gustave Doré par la fin, puisque c’est là que se trouve Pierre, et que nous allons pouvoir causer un peu. Le grand sujet de moment, avec Pierre, c’est sa remarquable faculté à se brouiller avec ses amis sur Facebook. Jean-Rémi l’a « défriendé » mais ça ne l’empêche pas de continuer à apprécier Pierre in real life ; en revanche avec G. et P., la rupture est officielle. Moi qui suis désespérément incapable de me brouiller avec qui que ce soit – parce que je ne prends rien au sérieux – tout cela me dépasse un peu. Remarque au passage : je ne suis pas à l’abri d’amis qui pourraient me reprocher, justement, cette propension à me foutre de tout, et à tout juger avec légèreté… Pierre me donne rendez-vous à l’heure de sa pause, d’ici une demi-heure, pour qu’on discute plus sereinement autour d’un café, et je prends donc l’expo Doré à rebrousse-toile.


            Je commence par ses croquis humoristiques, ses caricatures de la vie parisienne, des peintres du Salon, ses croquis militaires, ses Des-agréments d’un voyage d’agrément – finalement la part de l’œuvre de Gustave Doré avec laquelle je suis le plus familier (sans parler, évidemment, de ses illustrations des contes de Perrault). C’est ici qu’on voit que la bande dessinée existait bien avant de s’appeler « bande dessinée ». Rodolphe Töpffer, qui en est le véritable précurseur, l’appelait « littérature en estampes ». Cette narration par séquences illustrées, où l’on devine l’héritage des récits épiques sous forme de hiéroglyphes, est un prélude à la bande dessinée de Louis Forton ou au « roman graphique » théorisé par Will Eisner. Tout était déjà en place, seul manquait un nom pour définir cet art…


            Nous passons ensuite, justement, aux illustrations d’ouvrages littéraires : Le Juif errant, Gargantua, Pantagruel… Aquarelles aux sujets « hénaurmes » : Pantagruel bébé jouant dans son lit d’enfant avec des animaux vivants, vaches et bœufs, qui ressemblent à des miniatures entre ses mains, le tout sous le regard de ses gigantesques parents et d’une poignée de curieux grands comme des timbres-poste. Le Grand Derby, de 1870, est une aquarelle d’une exquise finesse, dans la manière, disons… « foutraque » de Doré, qui est le grand peintre des foules et des enchevêtrements, les corps des femmes en grande tenue se confondant en un ample désordre organisé de plis, de coiffes et de parures de bijoux ruisselantes. Gustave Doré flirte avec l’expressionnisme lorsqu’il brosse ses Pauvresse de Londres ou ses illustrations de Coleridge. Ses lavis où les bleus glacials se heurtent aux orangés du soir qui tombe, où la lumière déclinante, qui embrase les façades décrépites, ne suffit plus à réchauffer la scène couverte de neige et de givre, sont des visions d’apocalypse. Sa Maison de jeu, baignée d’une lumière ocre de chandelles, est presque un La Tour. Je poursuis mon chemin en admirant ses illustrations de Macbeth, dans la continuité de celles de Coleridge, et m’interromps à sa période espagnole – olé ! – en retrouvant Pierre, qui s’apprête à prendre sa pause.


Puisqu’il a une demi-heure devant lui, nous allons prendre un café en face du musée. Assez parlé de ses querelles sur Facebook, nous parlons un peu de moi et de mon projet de co-working. Il n'y a à peu près que ça qui m'intéresse en ce moment...

De retour à Orsay, je reprends donc l’expo Doré par le début. Daté de 1862, Entre ciel et terre est un bel exemple de l’imaginaire de l’artiste et de ses prouesses d’exécution : un batracien accroché par une patte à un cerf-volant est arraché du sol et un oiseau fond sur lui, bec grand ouvert – ce n’est pas tous les jours qu’un festin lui est envoyé directement dans la gueule ! Les sujets que privilégie encore Doré sont les scènes populaires : saltimbanques attendant leur entrée en scène, Pierrot grimaçant (où l’on retrouve tout l’attrait du caricaturiste pour les visages déformés), etc. Attachement, aussi, à la vie artistique et à son lot de misère : la Mort de Gérard de Nerval où l’allégorie, déjà, prend place dans cette manière encore mineure qu’est la lithographie.

Quand il s’attaque à la sculpture, avec L’Effroi ou l’Amour maternel, Doré reste dans l’allégorie, qui est au fond assez proche de la caricature. Toute l’œuvre de Gustave Doré témoigne de cette proximité : il s’agit toujours de résumer un concept, une idée, par une seule image forte, singulière, immédiatement compréhensible. Ici, la mère menacée par un serpent qui commence à s’enrouler autour de ses jambes, lève à bout de bras son enfant pour le protéger du monstre…


Lorsqu’il illustre L’Enfer de Dante, Doré peut lâcher la bride à sa passion pour l’allégorie. Quand il s’attaque à ce vers : « Poète, volontiers parlerais-je à ces deux qui vont ensemble et paraissent si légers au vent », il brosse une sorte de Vénus anadyomène de la mort. C’est au fond tout le « problème », avec Doré : ces œuvres en rappellent toujours d’autres. Ici Botticelli, là Michel-Ange ou Raphaël… Pompier, alors ? Mais quel pompier de génie ! Et qui, ignoré de son temps par la critique qui le cantonnait à son rôle d’illustrateur, dédaignant ses grandes pièces, est aujourd’hui un maître incontesté. Pourtant, sa peinture reste encore peu connue, et sa sculpture, n’en parlons pas : La Parque et l’Amour, accueillie froidement par les critiques de l’époque, est loin d’être ce qu’on retient en premier de l’œuvre de Doré. Pourtant, quel soin dans les détails, quel travail sur l’expression des visages – déformation professionnelle : un caricaturiste qui ne chercherait pas dans chaque visage l’expression la plus vive, la plus « parlante », serait un piètre caricaturiste…

Intertextualité toujours : Dante et Virgile dans le neuvième Cercle de l’Enfer évoque irrésistiblement Delacroix et Michel-Ange et, plus loin, l’immense Christ quittant le prétoire rappelle l’École d’Athènes de Raphaël ou (moins glorieux, à mon avis) les Romains de la Décadence de Thomas Couture…

À partir de là, je remonte au cinquième pour finir la deuxième partie. Je passe rapidement devant ce que j’ai déjà vu, pour retourner à l’Espagne à travers les yeux de Gustave Doré, parti en voyage dans le but d’illustrer Don Quichotte. On retrouve la manière de l’artiste amoureux des visages du peuple, corps difformes, trognes inoubliables… Son Guitariste (La Bandura) me fait songer au Pied-bot de José de Ribera – décidément, Doré est une anthologie de l’histoire de l’art à lui tout seul ! Ses scènes de rue (Mendiants à Burgos, Exécution d’un assassin à Barcelone…) ou ses personnages (la Diseuse de bonne aventure) évoquent de nombreux tableaux de peintres espagnols. Mais il faut croire que c’est l’Espagne de ce temps-là qui ressemblait furieusement à du Goya !



L’œuvre de Gustave Doré est en permanence tiraillée entre le grand genre, le gigantisme, et l’attachement au petit, au plus humble. Quand il se lance dans la peinture d’Histoire, ou plus exactement d’actualité, en déclinant le thème du Siège de Paris dans toute une série de tableaux, il retrouve ses grandes figures allégoriques, des créatures fantastiques telles que l’hippogriffe ou le sphinx, mais aussi des femmes du peuple, comme cette Pétroleuse obèse, débordante de seins, baïonnette au canon et bonnet phrygien surmonté d’une auréole…

C’est en abordant la peinture religieuse de Doré, et notamment ses illustrations d’épisodes bibliques, que m’a frappé ce rapport étroit entre la caricature et l’allégorie. Au fond, même dans ses œuvres les plus ambitieuses, Doré n’a jamais cessé d’être un caricaturiste – ce qui explique le peu d’intérêt des critiques d’art à son endroit. Dans ces tableaux, l’artiste montre une parfaite maîtrise du clair-obscur – ce qui n’a rien d’étonnant pour quelqu’un qui a commencé par l’illustration en noir et blanc, la gravure et la lithographie… Son Néophyte, notamment, est baigné d’une lumière extraordinaire, le pur visage du jeune moine apparaissant diaphane au milieu des vieillards enveloppés d’ombre…

La dernière partie de l’exposition est consacrée à la peinture de paysages. Et si Doré traite encore de sujets anecdotiques ou de faits divers (L’Ascension puis la Catastrophe du Mont Cervin…), il excelle dans le sublime. Paysages d’Écosse où aux reliefs gigantesques et aux ciels bouleversés répond la ligne placide du lac, comme une lame brillante traversant la toile. Paysages de montagnes où des alpinistes courageux sont à peine visibles dans l’immensité des roches et le bouillonnement des torrents. Et là, on baigne en plein romantisme, et Caspar Friedrich n’est pas très loin…


Ayant fini ma visite, je retrouve Pierre. Je ne poursuivrai pas par une visite de l’exposition permanente, que j’ai déjà vue maintes fois, alors je le salue, on évoque le prochain vidéodrome, qui n’aura sans doute pas lieu avant la rentrée de septembre, au train où vont les choses et mes finances…

Après Orsay, mon après-midi va être un peu plus détendue : j’ai déjà suffisamment marché à mon goût. Je rejoins à pieds le boulevard Saint-Michel et déjeune rue de La Harpe, à la terrasse de la Petite Hostellerie, à côté d’une Espagnole et d’une Italienne, si j’ai bien compris, qui parlent en français de leurs récents déboires amoureux. Après cela, je reprends mes pérégrinations de librairie en librairie et cette fois-ci, chez Gibert, je me laisse tenter par une réédition d’Henri Calet, De ma lucarne, que j’achète. Ma seule faiblesse. Alors que je m’apprête un peu plus tard à entrer à L’Écume des Pages, je suis arrêté par une diseuse de bonne aventure, une vraie, tout juste échappée d’une toile de Gustave Doré. Elle s’exclame en me voyant : « Oh ! Qu’il est beau !... » (Hum… Ça commence très fort…) Puis m’attrape la main, commence à faire courir ses doigts sur ma ligne de vie, et poursuit : « Il est très aimé, mais il est très fatigué, hein… » (Oui, admettons… Le soleil cogne et j’ai beaucoup marché…) Avant de conclure : « Il aurait pas une petite pièce à me donner ?... » Ben non, et ça, elle aurait dû pouvoir le prédire… Si c’est pour me dire ce que je sais déjà, merci, mais ça ne m’intéresse pas !

L’aboutissement de ma promenade est la terrasse du Mondrian, où je léthargise sous le soleil, devant un Coca et près de deux jolies étudiantes qui parlent français avec toutes deux un accent différent, et expliquent au garçon qui essayait gentiment de leur parler anglais (en les draguant peut-être un peu) qu’elles sont ici pour s’entraîner à parler notre langue.

Mon train n’est qu’à 18 h 45, mais j’arrive à Montparnasse avec trois quarts d’heure d’avance : plus rien à faire à Paris. M’asseoir dans le train et roupiller jusqu’à Laval – voilà mon projet de vie pour le moment.

4 commentaires:

montalte a dit…

Précision à ton compte-rendu. Je ne me considère pas du tout brouillé qvec G.
Pierre C.

Pierre Driout la vue brouillée a dit…

Je préfère Julien Doré !

Tu comprends lui c'est un situationniste alors que Gustave n'est que caricaturiste.

P.S J'aime bien les mots que je comprends pas. Par exemple "allégorie" me fait bander ...

Raphaël Juldé a dit…

Vous ferez moins le malin quand on vous aura décelé une allégorie dans les urines...

Pierre Driout le cénobite tranquille a dit…

Je suis persuadé que si tu abordes une femme dans la rue en lui disant : Vous êtes belle comme une allégorie, tout de suite elle se donnera à toi !