jeudi 7 août 2014

Le voyeurisme


Normalement, ma vie était très calme, la vie d’un écrivain qui travaillait à la maison, écrivait des romans réalistes, lisait des journaux assis dans un fauteuil confortable, s’occupait de commandes passées par téléphone, espionnait ses voisins avec une longue-vue et allait parfois, le soir, au cinéma avec sa femme.
Enrique Vila-Matas, Etrange façon de vivre


                En règle générale, vous pouvez attribuer aux artistes toutes les perversions, toutes les déviances qui vous passent par la tête. Ça peut même devenir un jeu entre amis le samedi soir quand il pleut. Regardez tous ces peintres qui passent leur temps à dessiner des femmes à poil : me dites pas que c’est pas louche, ça, quand même… Et les écrivains, est-ce que ce ne sont pas des espèces de serial killers, dans leur genre ? Ces types qui ne créent des personnages que pour avoir le plaisir de les tuer ensuite, et avec une volonté de raffinement dans les souffrances, je ne vous dis que ça… Quant aux musiciens, je crois bien qu’on ne peut pas imaginer pire, dans le genre détraqué : je ne vais pas vous raconter l’histoire du joueur de flûte de Hamelin, tout le monde la connaît.
            L’artiste est un pervers, point. C’est tellement facile à démontrer que ce n’est même pas amusant.
            L’écrivain, avec sa façon d’entrer chez les gens sans y avoir été invité, de soulever la toiture des maisons pour les regarder vivre et raconter ensuite toutes ses petites observations, est le plus grand des voyeurs. Les voyeurs, au fond, ce sont des gens timides. Et quoi de plus timide qu’un type qui reste cloîtré chez lui toute la journée à écrire des histoires pendant que les gens normaux préfèrent les vivre ?
            Même s’il ne passe pas son temps à épier sa voisine d’en face avec des jumelles (peut-être simplement parce qu’il n’a pas de voisine d’en face, ou pas de jumelles), l’écrivain se comporte en voyeur. Tout simplement parce qu’en faisant appel au sacro-saint « narrateur omniscient », il peut dépeindre une scène d’intimité absolue, une telle intimité qu’on ne la partage même pas avec un amant… Rien n’empêche un écrivain de suivre son héros dans les chiottes s’il en a envie. Tiens ! Ce serait un bon sujet, ça, pour une future chronique : les chiottes dans la littérature…
            Un écrivain, c’est sournois. Un écrivain, mesdames, ça peut vous soulever la jupe en prétendant que ça se documente pour un bouquin ! Et ce ne serait même pas forcément un mensonge… Si vous croisez un écrivain dans la rue, dénoncez-le. Si vous ne savez pas pourquoi, lui le sait sûrement. Regardez Kafka : il a écrit tout un roman pour prouver qu’il était coupable !
            Céline était un voyeur. Il l’a dit, répété : « il se trouve que je suis des “voyeurs total” pas du tout du tout exhibitionniste. J’ai l’horreur absolue d’être vu ! » Le voyeur qui admet son voyeurisme, c’est la pire espèce : c’est comme s’il vous demandait, maintenant que vous êtes au courant, l’autorisation de regarder…
            Le voyeurisme, c’est une agression sexuelle qui ne laisse pas de trace. Sauf précisément chez l’écrivain, cette espèce de fou qui s’entête à semer des pièces à conviction partout ! Non content de voir, il faut encore qu’il écrive qu’il a vu ! Et qu’il montre à tout le monde, à ses lecteurs, ce qu’il a vu ! L’écrivain est un peu comme le roi Candaule, dont parle Hérodote : émerveillé par la beauté de sa femme, il ordonne à l’un de ses gardes du corps, Gygès, de se cacher une nuit dans sa chambre pour la contempler nue. Gygès est réticent, il est conscient de commettre une faute grave, mais il obéit à son roi. Malheureusement, l’épouse du roi Candaule aperçoit Gygès, et comprend que c’est son mari qui l’a envoyé la regarder. La reine convoque donc le garde du corps et lui propose un alternative : tuer Candaule, épouser la veuve qu’elle sera devenue et régner sur toute la Lydie, ou être mis à mort. Gygès a pris la décision la plus favorable pour lui, et Candaule est mort.
Dans cette scène, évidemment, le véritable voyeur, ce n’est pas tant Gygès, qui ne fait qu’obéir à un ordre, que Candaule, qui cherche à voir la beauté de sa femme renouvelée par le regard d’un autre, et qui prend du plaisir à observer un homme qui regarde son épouse. C’est donc bien normal qu’il périsse et que Gygès soit couronné. De toute façon, les voyeurs, dans l’Antiquité, ne font pas de vieux os : chez Ovide, Actéon, parti chasser dans une forêt que le poète nous dépeint comme un Paradis miniature, surprend Diane au bain, entourée de ses nymphes. Voyeurisme involontaire, mais la déesse est offusquée, jette de l’eau au visage d’Actéon qui se retrouve bientôt changé en cerf… et se fait dévorer par ses chiens. La sentence est sévère, mais au moins il aura compris la leçon.
On connaît les scènes de voyeurisme de Proust dans La Recherche. Le narrateur omniscient, encore une fois, a bon dos. On connaît aussi la fameuse scène d’Ulysse pendant laquelle Leopold Bloom reluque Gertie la boiteuse qui exhibe ses dessous sur la plage de Sandymount, et le jeu érotique s’achève par un orgasme qui accompagne les fusées du feu d’artifice. Mais moi, une séance de voyeurisme qui met en scène une exhibitionniste, j’appelle ça de la triche.
Au fond, l’écrivain, comme n’importe quel artiste, c’est un enfant à problèmes qui cherche à partager avec le monde toutes ses conneries. Et il faut croire que c’est ce qu’on aime, et qu’on n’a pas envie que ça grandisse. Ou alors, je dis juste ça pour me rassurer sur mes propres défaillances.

Attendez… Oui. Oui, me connaissant, c’est sûrement ça.

2 commentaires:

Pierre Driout ni vu ni connu a dit…

Raphaël Juldé est un voyou qui voudrait nous corrompre et nous transformer en un petit voyeur comme lui ! Ah ! je te tiens garnement ...

Pierre Driout souvenirs de la maison des yeux a dit…

Au fait Philippe Sollers est toujours vivant mais personne n'a l'air d'être au courant ... je dis cela parce qu'il est le dernier maoïste ridiculement en vie.