jeudi 9 janvier 2014

Le jeu de mots

Le jeu de mots, méprisable comme fin en soi, peut être le moyen le plus noble d’une intention artistique dans la mesure où il sert à l’abrégé d’une vie spirituelle. Il peut être une épigramme sociocritique.
Karl Kraus.


            La grande Littérature regarde de haut les petits plaisantins, ceux que les calembours amusent. D’un haussement d’épaule, elle se détourne des facéties : les acrobates du langage ne lui inspirent que du mépris. Les jeux de mots sont la fiente de l’esprit qui vole, selon Victor Hugo. Etonnant, de la part d’un type qui écrivait, dans son Booz endormi :

« Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth »,

inventant un lieu imaginaire dans le but avoué – avoué par calembour interposé – de trouver une rime à « demandait » (« J’ai rime à –dait ») !
Alors moi, je veux bien qu’on requalifie vite fait le jeu de mot en « licence poétique », mais il faudrait voir à pas nous prendre pour des idiots non plus…
Le jeu de mot n’est pas noble. Il sent l’esprit potache des soirs de beuverie, or les grands écrivains sont des gens sérieux. On a même inventé un terme, « kakemphaton », pour désigner le jeu de mot involontaire, celui que l’auteur, lorsqu’il le découvre trop tard, s’empresse de corriger en rougissant comme un collégien surpris à regarder dans les toilettes des filles. Dans le genre, Corneille est un multirécidiviste : « Je suis romaine hélas, puisque mon époux l’est » (Horace), « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » (Polyeucte). Kakemphaton, mon œil…
On oublie – comme toujours – de rappeler les phrases qui suivent la fameuse « attaque » de Victor Hugo contre le calembour :

« Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. (…) Loin de moi l'insulte au calembour ! Je l'honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l'humanité, et peut-être hors de l'humanité, a fait des jeux de mots. Jésus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moïse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cléopâtre sur Octave. »

Ouf ! Pas si mauvais, ce monsieur Hugo, finalement. Et même plutôt adepte de la fiente de temps à autres : « Chexpire, quel vilain nom ! On croirait entendre mourir un Auvergnat. »
Les écrivains sont des enfants : ils ne pensent qu’à s’amuser. Malheureusement, ils en ont parfois honte, et certains s’échinent à gommer toute trace d’humour de leurs livres. Même Antoine Blondin, qui était un maître en la matière, réservait la plupart de ses traits d’esprit à ses articles (« Un Namur comme le nôtre », « De la Suisse dans les idées »… Ça n’empêche pas tous ses romans d’être drôles à crever !) Erreur grave : il n’y a pas un seul grand écrivain qui soit totalement dépourvu d’humour ! La littérature populaire affiche dès la couverture, souvent, son esprit déconneur (et ce n’est pas toujours très heureux). Quelques titres en vracs : La petite écuyère a cafté (Jean-Bernard Pouy), Nazis dans le métro (Didier Daeninckx), Bosphore et fais reluire (San Antonio)… Ah ! On n’est pas dans le très haut de gamme, hein ! On sent que le budget jeu de mots était insuffisant…
C’est que l’humour est un sujet trop sérieux pour être laissé aux plaisantins. Heureusement qu’il y a eu les auteurs de l’Oulipo – dont on a déjà parlé ici – pour transformer le calembour en or. Les oulipiens ont réussi à réhabiliter le jeu de mots, à l’élever au rang d’art, à coups de lipogrammes, de méthode S+7 et en récupérant les bons vieux rigolos de naguère, tel Alphonse Allais et ses vers holorimes…
Petit rappel du principe des vers holorimes :

Par le bois du Djinn où s’entasse de l’effroi,
Parle ! Bois du gin ou cent tasses de lait froid !

Si vous n’avez pas l’impression de voir Homère, Victor Hugo, Blondin et Raymond Devos se tenir la main et faire une ronde tous ensemble, c’est que vous n’avez vraiment aucune imagination.

Alors ? Faut-il fusiller tous les écrivains qui usent et abusent des calembours ? Il faudrait plutôt leur rappeler qu’un jeu de mots n’est drôle que s’il a un sens – que la plaisanterie doit avoir un but. Pour le reste, mieux vaut en rire…

3 commentaires:

Pierre Driout le parti pris des rimes a dit…

Jeux de mots jeux de vilains !

L'holorime ou la décadence finale du vers avant sa disparition ...

Raphaël Juldé a dit…

L'holorime ou la poésie dévorée par les vers...

PAUL FREVAL a dit…

très juldicieux