lundi 29 septembre 2014

Bag of Bones [épisode 11]



            Je sais pas si c’est parce qu’il se sent coupable d’avoir laissé tomber le groupe, mais Florian a pris son rôle de manager grave au sérieux. Il nous a dit comme ça que si on voulait faire des concerts, il fallait qu’on se vende. Et que si on voulait se vendre, y’avait pas 36 solutions, il nous fallait une démo.
            Ouais, sauf que nous, on n’a pas les moyens d’enregistrer une vraie bonne démo qui arrache ! En répèt’, pour se souvenir de nos morceaux d’une semaine sur l’autre, vu qu’on sait pas écrire la musique, on s’enregistre sur nos portables. D’après Florian, c’est déjà pas mal. D’après nous tous, ce serait mieux si la batterie couvrait pas tous les autres instruments. L’avantage, c’est qu’on entend bien mes pains. Evidemment, le top du top, ce serait de louer un studio pour quelques jours, histoire d’enregistrer quatre ou cinq morceaux dans des conditions de ouf. Mais on n’a pas assez de thunes pour ça, ou pas assez de relations…
            Donc, si je résume : pour faire des concerts, il nous faut une démo, mais pour faire une démo, il faudrait qu’on multiplie les concerts. Et qu’on se fasse payer pour ça, en plus. Pour l’instant, c’est pas gagné. On était déjà bien contents l’autre jour qu’un patron de bar accepte de nous faire jouer et nous paye le repas et les boissons. Ça aide d’avoir des relations de bistrot.
            Du coup, on s’est posés comme ça et on a étudié sérieusement la question. On est allés comparer sur Google les différents logiciels audio, et finalement on en a trouvé un gratuit. Restait plus qu’à revoir nos branchements, nos micros, on était prêts. Le Florian il était tout fou, le plus enthousiaste de nous tous, je crois bien : en plus, il disait, on va avoir un vrai enregistrement live ! Et nous, on est quoi ? Un groupe qui joue en live ! Ouais, okay. Enfin lui il joue plus trop en live, quoi. Moi, j’étais sceptique : le coup de la gratuité, ça m’inquiétait. Je me disais que c’était un peu trop facile, je m’attendais à un son foireux, mais même pas ! On arrivait même parfois à comprendre ce que chantait Noémie.
            Ce qu’il y a de bien, c’est que l’enregistrement de la démo, ça a pas trop changé nos habitudes. Il suffisait qu’on répète plusieurs fois le même morceau, et une fois qu’on avait réussi à faire un truc pas trop crade, c’était dans la boîte. La seule différence, c’est qu’une fois qu’on a eu les quatre morceaux enregistrés live, on les a gravés sur CD, et Adrien a fait un joli dessin sur la pochette, avec le nom du groupe en grand juste au-dessus. Et on a tous voulu en avoir un exemplaire, et on avait l’impression d’avoir dans les mains un truc en métal précieux, vachement rare, le genre de truc que tu chopes dans World of Warcraft seulement après avoir explosé un boss de niveau 90. Je sais pas ce que les patrons de bar en feront, de notre démo, mais nous, putain, on l’a écoutée en boucle !

Tranzistor, n° 53, mai 2014.

jeudi 25 septembre 2014

Le retrait




C’est assez ! Je n’éprouve plus ce fanatisme à écrire que j’ai éprouvé toute ma vie. L’idée d’affronter encore une fois l’écriture m’est impossible !
Philip Roth, interview aux Inrockuptibles, octobre 2012.

            Un jour, il y en a qui décident d’arrêter d’écrire. Ils mettent le point final à leur dernier manuscrit, se reculent un peu sur leur fauteuil, se font peut-être même craquer les vertèbres, et décident que ce livre sera leur dernier. Et ce n’est pas une décision prise à la légère, sur un coup de cafard, le genre d’idée sur laquelle on va revenir dès le lendemain, parce que finalement la lumière a changé et qu’on a même entendu chanter un merle. Non, c’est mûrement réfléchi, on s’y tiendra, on l’a annoncé dans la presse, répété dans toutes les interviews : « Le Monde des nombrils sera mon dernier roman. »
            Moi, je peux comprendre tous les renoncements. L’art de laisser tomber. Personnellement, j’abdique tous les jours : c’est ma gymnastique à moi. Mais ça ne fait jamais partie d’un plan préétabli, plutôt d’un découragement subit, spontané. Oui, le renoncement, je le comprends ; c’est la prise de décision définitive qui me laisse pantois. Comment peut-on décider un beau jour qu’on a dit tout ce qu’on avait à dire, et qu’à partir de maintenant, on arrêterait d’écrire ? Et savoir que, même dans six mois, dans un an, on n’aura pas envie de revenir sur sa décision ? Vraiment, j’admire cette détermination dont je me sens parfaitement incapable. J’ai envie de renoncer tous les jours. Mais je suis sûr que si j’annonçais au monde entier (enfin, mettons dans le bulletin Côté Laval et sur France Bleu Mayenne, pour commencer) que j’ai décidé d’arrêter d’écrire… c’est à ce moment là que me prendrait vraiment l’envie de commencer.
            Il faut dire que ça a de la gueule, le retrait. La tentation du désert, du silence. Tout de suite, on passe pour une sorte de sage. Regardez tous ces joyeux lurons qui se « retirent de la vie politique » ! Si seulement, ces promesses-là, ils les tenaient… Mais non, ils disent ça sur le coup de la colère ou de la déception, après une chute vertigineuse dans les sondages, mais ils reviendront comme la grippe dès que le vent sera un peu plus favorable… Seulement, on est habitué aux mensonges politiques. Si ces gens-là se mettaient à faire réellement ce qu’ils disent, c’est là qu’on se sentirait arnaqués. En revanche, un écrivain nous a tellement habitué à ses fictions, à nous faire prendre ses récits pour des lanternes, que le jour où il nous dit : « J’arrête », on ne peut que le croire. Non, sans déconner : c’était François Busnel, en face de lui ! Tu vas pas mentir devant François Busnel, quand même ?
            Vous allez me dire : il y a bien des gens qui arrêtent de fumer, ou de boire. Pourquoi ne pas arrêter d’écrire ? Mais ces gens-là se font aider, justement ! Et ils ne se décident à arrêter que parce qu’ils sentent que leur santé en dépend. Alors qu’écrire ne nuit pas à votre santé ni à celle de votre entourage – enfin, pas directement, en tout cas… Oui, bien sûr, ça peut arriver quand même. Mais les écrivains n’arrêtent pas d’écrire pour se refaire une santé, en général. C’est plutôt comme un départ en retraite. Alors oui, je veux bien admettre qu’un auteur de quatre-vingts ans se dise qu’il est temps d’arrêter – mais le plus étrange, ce sont les auteurs plus jeunes qui, un jour comme ça, posent le stylo. E. M. Forster, c’est à quarante ans qu’il a décidé que plus jamais ça. Robert Walser, l’homme qui s’est promené jusqu’à la mort, n’a plus rien écrit durant les vingt-deux dernières années de sa vie. Mais c’est une période qu’il a passée à l’asile. Au fond, l’écrivain qui renonce à l’écriture, c’est peut-être justement celui qui se sent devenir fou… D’une mauvaise folie, une folie qui nuirait à leur création.
            Et bien sûr, vous croyez me voir venir de loin, avec mes gros sabots : « Il est en train de nous dire qu’il arrête La Bibliothèque de Jupiter. » En fait, vous ne voyez rien venir du tout : je n’ai pas prévu d’arrêter. Comme chaque semaine, j’ignore parfaitement sur quoi portera ma prochaine chronique, mais en voilà toujours une de plus de terminée. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. Je n’arrête pas, non, non : mais de là à dire avec certitude qu’il y aura encore une chronique la semaine prochaine, ouh là, pas si vite : une semaine, c’est long – ça fait sept jours de renoncements et de désertions en tous genres… Je ne sais jamais, à chaque fois, si j’aurais encore le courage de trouver un thème et de m’y tenir, la prochaine fois. Suspense, suspense…

jeudi 18 septembre 2014

L'île




L’homme qui écrit un livre, c’est Robinson dans son île : il faut qu’il fasse tout lui-même.
Léon-Paul Fargue

            Il y en aura toujours un pour vous poser la question : « Sur une île déserte, quel livre emporterez-vous ? » La réponse du petit malin qui ne veut pas se mouiller : un guide de survie en milieu hostile, ou alors carrément Robinson Crusoé. Très mauvaise idée, ça, Robinson Crusoé : quand il fait naufrage sur son île, le héros de Daniel Defoe commence par aller chercher sur l’épave de son navire tout ce qui pourra lui servir à établir un camp de base. Si vous vouliez y apprendre comment se débrouiller à partir de rien, à partir de ce que la nature vous donne, c’est loupé. Il aurait mieux valu vous taper avant de partir en voyage l’intégrale de la série Man VS Wild, vous auriez eu l’air un peu plus dégourdi…
            Quant à moi, je ne me suis pas constitué une bibliothèque d’un millier d’ouvrages pour y renoncer au profit d’un seul à emmener avec moi sur une île déserte. De toute façon, je n’aime pas les îles. Moi, perdu sur un caillou entouré d’eau sans une seule librairie, sans une seule jolie fille à mater, ce n’est pas un livre qu’il faut que j’emporte – c’est une corde.
            Et puis d’abord, les îles désertes, ça n’existe plus. Si vous pensez réellement être seul sur votre île, c’est que vous ne l’avez pas explorée à fond : en cherchant bien, vous auriez fini par le trouver, le grand hôtel avec piscine et vue sur la plage infestée de touristes. Si vous êtes tombé sur un bout de terre totalement vide d’êtres humains, c’est que vous n’avez vraiment pas de bol…
            L’île déserte, c’est un truc d’écrivain. (Et paf ! Vous avez vu comme je retombe toujours sur mes pattes hebdomadaires ? La semaine prochaine, je vous expliquerai aussi que la glace à vanille ou, je sais pas, la veste en velours côtelé marron, c’est un truc d’écrivain…)
            L’île déserte, donc, c’est un truc d’écrivain. Déserte pour les uns, ou mystérieuse pour les autres. Parfois pas suffisamment déserte, d’ailleurs. Il suffit qu’on y ait placé un docteur Moreau adepte de la vivisection et des expériences en tous genres sur les animaux pour que déjà, vous regrettiez la solitude…
            Imaginez un peu ça : l’île, c’est une page blanche. Tout est à inventer. Étant donné une île, que se passe-t-il dessus ? Le B.A.-ba du scénario, avec ça vous faites King Kong, Les Chasses du Comte Zaroff, Lost… Sur son île, Stevenson a ajouté un trésor, et tout un contingent de pirates avides. Jules Verne y a planté des hélices, ou encore les enfants du Capitaine Grant…
            Au fond, le principe est d’une simplicité enfantine : un bout de terre perdu quelque part dans l’océan. Le héros y débarque par hasard. Par quelle sorte de hasard ? Est-il seul ou fait-il partie d’un groupe ? Et cette île, est-elle habitée ou non ? Vous voyez, c’est l’idéal : on dirait un sujet pour atelier d’écriture ! Vous pouvez aussi vous amuser à transposer ça dans l’espace : s’il y a encore un endroit peu exploré, c’est bien celui-là ! Méfiez-vous quand même : peu exploré dans la réalité, peut-être – mais la fiction, par contre, a déjà constitué un atlas détaillé, faune et flore comprises, depuis Bételgeuse jusqu’aux confins de l’hyperespace. C’est une chose d’aller y semer vos astronautes de papier, encore faut-il qu’ils y trouvent du nouveau…
            C’est assez curieux que ce concept d’île déserte fonctionne encore aussi bien aujourd’hui. Il est fini, le temps des grands explorateurs. Toutes les terres à découvrir ont été découvertes, de nos jours, peu ou prou. Et pourtant, c’est toujours un élément de fiction qui « marche ». On s’y fait prendre. Mince alors, Machin vient de se réveiller sur une île perdue au milieu de nulle part. Et comme par hasard, elle a l’air particulièrement hostile. Maintenant, il faut survivre. Parce que finalement, ce qui intéresse le plus les lecteurs, en ces temps d’apocalypse, c’est cette idée de survie. L’île, on s’en fout un peu. Toutes les roches se ressemblent, toutes les forêts dissimulent les mêmes dangers – ce qui compte, c’est manger, boire, se protéger des bêtes sauvages et s’abriter. Ça s’accorde parfaitement avec nos fantasmes de fin du monde : quand la grande catastrophe arrivera, il faudra bien apprendre à tout réinventer pour survivre. Étant donnée une île infestée de zombies, que se passe-t-il dessus ?     
Si en plus il n’y a pas de réseau, on est mal barré… Parce que c’est pas en emportant un livre  que vous vous en sortirez !

jeudi 4 septembre 2014

La ponctuation





Chacun ses plaisirs. Moi, c’est les mots. J’essaye, avec des mots, de faire apparaître des moments, des visages, des fragments d’existence. J’ai toujours eu ces goûts-là. Mettre des mots à côté des mots, sérieusement, soigneusement. En cherchant le plus court chemin d’un point à un point-virgule.
Georges Hyvernaud, Le Wagon à vaches.

            C’est souvent ce qu’il y a de plus discret dans l’œuvre d’un auteur, et pourtant tout le monde vous dira que c’est la chose la plus importante. La ponctuation, c’est la respiration de la phrase. On ne place pas une virgule n’importe comment, attention à l’arythmie ! Votre prof d’E.P.S. vous le répétait déjà au collège, alors que vous faisiez le tour de la cour en pas chassés : « Pensez à bien respirer ! » Un effort de trop, une expiration loupée, et c’est l’essoufflement, le point de côté. Le souffle, c’est la vie. C’est à peu près la seule chose que j’ai retenue des cours d’E.P.S. J’en discutais avec le prof : « C’est un peu comme dans une phrase, finalement : si on place pas la virgule au bon endroit… » En général, il me coupait : « Dis donc, Juldé, t’es v’nu là pour t’échauffer ou pour glander ? Tu veux mon pied au cul pour t’aider à courir plus vite ? »
Au fond, on était du même avis sur la question.
On croit que c’est naturel, la ponctuation. Que ça vient tout seul, à l’usage, un peu comme l’apprentissage de la marche (je vous ai déjà dit que j’ai marché à vingt mois ?). Ce n’est pas simple du tout, oh là là ! C’est une question de musique, double croche, croche, triolet ! Il faut être un peu danseur, si vous voulez. Et il y en a pas mal qui dansent sur des œufs. La phrase qui trébuche, qui se prend les pieds dans le tapis, il n’y a rien de pire. Et ce n’est pas la chose la plus facile à enseigner non plus : au-delà des règles simples, point, point d’exclamation, point d’interrogation, virgule, deux points, parenthèses, guillemets, ce qu’on apprend à utiliser dès l’école primaire, il y a la pratique. Et la ponctuation, ça se ressent. Allez expliquer à un élève de sixième pourquoi sa phrase serait meilleure s’il avait placé une virgule à cet endroit… Si la ponctuation bancale ne gêne pas la compréhension, on s’en contentera. « Mais c’est pareil, sans la virgule, m’sieur ! La phrase elle veut dire la même chose ! » Oui, Jean-Ulrick, c’est pareil. Après tout, on ne forme pas de futurs écrivains, ça se saurait !
Moi, un signe de ponctuation mal placé me fait sursauter. C’est comme un bouton sur le nez d’une jolie fille : ça me choque. À la fin du dix-neuvième siècle, certains écrivains se sont mis à placer des virgules entre le groupe sujet et le verbe, notamment lorsque le premier était un peu long. Huysmans en faisait partie. J’ai beaucoup aimé À rebours, mais alors, pendant ma lecture, il me prenait des envies de déterrer l’auteur pour gifler son cadavre. « Les viveurs poitrinaires qu’on exporte dans le Midi, meurent, achevés par la rupture de leurs habitudes… » La ponctuation, ou du croche-pied en littérature…
Parmi les écrivains, il y a ceux qui font dans la finesse, et ceux qui font de la ponctuation leur marque de fabrique. Ils en mettent partout, de la ponctuation, c’est à peine s’ils ne vont pas rajouter des points entre les virgules ! L’exemple le plus parlant étant évidemment Céline et ses « trois points », qui viennent mitrailler la phrase, syncoper le discours. Rugissement, précipitation, halètement, cri, onomatopée, réflexion définitive sur la condition humaine – les trois points céliniens, auxquels s’ajoutent de temps à autres points d’exclamation ou d’interrogation, mêlent tout cela dans un même rythme. Musique et peinture : Céline comparaît sa pratique de la ponctuation au pointillisme des impressionnistes. Une technique comme une autre, par laquelle Céline essayait peut-être d’amener ses phrases à ressembler aux dentelles que sa mère réparait dans la petite boutique familiale du passage Choiseul.

« J’écarquille, je vois… c’est bien le jardin de Barbe-Bleue !... clématites… géraniums… bleuets… et d’autres espèces !... inconnues !... ah ! ce Barbe-Bleue ! Lili peut pas me contredire ! jamais il a eu de géraniums, Barbe-Bleue ! il profite de la féerie ! des merveilles de la réflection… » (Normance)

Il y aurait beaucoup à dire aussi de l’usage de la majuscule chez Céline, ou de son absence, mais ce n’est pas le propos.
D’autres ont essayé de l’imiter en imposant leur propre usage de la ponctuation, mais n’est pas Céline qui veut. Yann Moix s’est amusé à placer dans ses romans des « deux points » au petit bonheur la : chance. Tentative qui ne présente guère d’intérêt.
Sans tomber dans l’excès célinien, tous les écrivains ont leur propre pratique de la ponctuation. Il y en a qui abusent des parenthèses (je pense à Jaenada, notamment (mais il s’est un peu calmé, sur ce point)). Moi, c’est le tiret – mais je ne sais pas si on peut vraiment me considérer comme un écrivain.
Tout cela pour dire, avec un petit air sentencieux pour qu’on ne voit pas trop que j’enfonce des portes ouvertes, que la ponctuation fait partie intégrante de l’art d’écrire. Super, merci Captain Obvious ! C’est dans ces moments là qu’il faut savoir tirer un trait sur le point final.

jeudi 28 août 2014

L'atelier




Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à personne…
Georges Perec, La Vie mode d’emploi

            La plupart des écrivains vous diront qu’écrire, ça ne s’apprend pas. On est écrivain de naissance, comme certains naissent boiteux, nains ou  banlieusards. Écrivain, c’est le contraire de femme, merci Simone : on ne le devient pas, on naît comme ça. Ça peut se révéler tardivement, bien sûr, mais enfin, c’était déjà en vous. Vous n’avez jamais pris de cours d’écriture, vous vous êtes contenté de lire les bons auteurs et de vous mettre au travail. Et tout ça sans grossir, c’est très bien, bravo, je vous félicite. D’ailleurs, les écrivains qui avouent avoir participé à des ateliers d’écriture avant de publier leur premier roman sont discrédités d’emblée à vos yeux. S’ils ont eu besoin de prendre des cours, c’est qu’ils ne sont pas écrivain, c’est aussi simple que ça.
            Ah. Voilà qui est intéressant.
            Personne ne s’étonnera d’apprendre qu’un grand peintre a commencé par suivre des cours de dessin avant de créer son œuvre, ou qu’un grand compositeur a d’abord passé des années au conservatoire. Le dessin s’apprend, la flûte à bec aussi. Mais l’écriture, c’est inné. Il suffit d’apprendre l’alphabet et de retenir quelques mots de vocabulaire, a priori rien de compliqué. Si en plus vous vous êtes acheté un Gradus, vous pourrez peut-être même placer un hypallage discret quelque part, ou jongler avec les zeugmas et les anacoluthes (ne vous inquiétez pas, ce n’est pas contagieux).
            Encore une fois, les Américains ont moins de complexes que nous sur cette question. Gloire à eux : s’ils n’étaient pas là, nous serions tous en Germany, comme disait Victor Hugo. Aux States, n’importe qui peut prendre des cours d’écriture, et pas simplement en atelier, mais à l’université ! On vous apprend à écrire des œuvres de fiction, on vous lit, on vous corrige… N’étant pas beaucoup plus américain que vous, je ne sais pas si « ça marche ». Je veux dire que j’ignore si les écrivains qui sont passés par ces cours auraient écrit leurs livres de la même façon sans cela. Je pense, en tout cas, que ces cours d’écriture doivent faire gagner un temps précieux lorsque l’heure est venue de se mettre au boulot sur son premier vrai manuscrit. L’apprenti écrivain qui n’a jamais suivi d’ateliers se condamne, lors de sa première véritable plongée dans l’écriture, à passer par toutes les incertitudes, toutes les erreurs qui lui auraient peut-être été épargnées dans le cas contraire.
            Il semble logique, quand on débute dans le métier, de se chercher un guide, un « maître », et la plupart des auteurs professionnels reçoivent quantités de lettres de lecteurs qui voudraient, eux aussi, se lancer dans la littérature et qui recherchent des conseils, une méthode de travail... Ce qu’un atelier d’écriture est censé apporter. Si les écrivains, en France, donnaient des cours comme le font leurs homologues américains, ça leur ferait peut-être un peu moins de courrier. Et surtout, leurs conseils seraient rémunérés.
            En France, les ateliers d’écriture commencent timidement à s’implanter. Malheureusement, beaucoup sont constitués de séances brouillonnes durant lesquelles un gentil animateur vous apprendra à faire rimer fleur avec bonheur et à rédiger des lipogrammes en w. Trouver le bon atelier dirigé par un vrai connaisseur est encore assez difficile. Sinon, il y a les livres. Tous les ans sont publiés des manuels prétendant vous apprendre à écrire. Là encore, il faut séparer le bon grain de l’ivraie…
            Au fond, c’est toujours le même problème : l’écrivain français se soucie un peu trop de son apparence. Avouer à ses amis germanopratins qu’on a suivi un atelier, ça fait piteux. Aussitôt, on se sent rabaissé au niveau du plumitif sans avenir, sans intérêt – de l’écrivain de province. (Oui, il y a plein d’écrivains de province, beaucoup plus que d’écrivains parisiens, mais l’expression continue de sonner comme une insulte, vous ne trouvez pas ?) Ce n’est pas tout d’avoir publié son livre chez Gallimard, encore faut-il porter une écharpe de la bonne couleur. Et ne pas demeurer trop longtemps blogueur, parce que ça aussi, c’est mal vu, les blogueurs qui finissent par se faire éditer. Commencez plutôt par être écrivain, et ensuite ouvrez un blog, vous aurez l’air moins bête.
            Mais bon, moi je vous dis tout ça, mais je n’ai jamais mis les pieds dans un atelier d’écriture, faute de connaître les bonnes adresses… Mais ce n’est pas la même chose, moi je suis vraiment écrivain. Fainéant comme je suis, de toute façon, je ne peux rien faire d’autre.

jeudi 21 août 2014

La fiction


Diverses sont les formes de la littérature – au nombre, au moins, de trois. Mais sa première affaire, et la plus naturelle, reste de raconter des histoires.
Robert Louis Stevenson

            Vous me connaissez, je ne suis pas du genre à vérifier mes informations. La précision, ce n’est pas mon fort. Je pars sur une idée, une impression que j’ai, comme ça, et je ne cherche pas vraiment à savoir si ce que je dis est exact. Ce n’est pas très malin, et sans doute qu’à une autre époque, on m’aurait pendu pour ça. Mais je ne prends pas assez la vie au sérieux pour m’inquiéter de la véracité de mes propos. Je peux affirmer quelque chose, ça ne veut pas dire que c’est vrai, et rien ne m’empêche de changer d’avis dans une heure. Mettez-moi le nez dans mon caca, prouvez-moi que je suis dans l’erreur, et je ferai amende honorable. Au fond, je ne tiens pas plus que ça à mes convictions.
            L’impression que j’ai, en ce moment, c’est qu’en France, on ne sait plus écrire de fiction. Je dis ça alors que je lis assez peu les écrivains français actuels. C’est vous dire à quel point je suis de bonne foi. Quand je parle des écrivains, je parle des écrivains français « sérieux », des écrivains qui font dans la « grande Littérature ». Le grand sujet, pour eux, c’est eux. C’est le Moi, le Moi omniprésent. La grande question de la littérature depuis que l’Homme sait tenir un stylobille dans le bon sens, c’est le Moi, oui, d’accord, mais un Moi universel, un Moi générique, un Moi qui devenait un Nous ! Et jadis, les auteurs savaient encore camoufler cette question du Moi derrière des histoires imaginaires. Flaubert, c’était Madame Bovary (et non pas le contraire) ! Et Madame Bovary, c’était moi (et non pas Flaubert) ! On pouvait s’amuser à traquer le « vrai » Stendhal sous les traits de Fabrice ou de Julien Sorel, au moins ça faisait passer le temps pendant les cours de français… Et derrière Fabrice et Julien, c’était nous qu’on retrouvait ! À côté d’Henri Beyle, il y avait encore de la place.
            Aujourd’hui, on ne se soucie même plus d’inventer une histoire. On nage dans l’autofiction. Il n’est même plus question de chercher l’auteur derrière la figure du personnage principal : au contraire, ce qu’on voudrait, ce serait enfin un personnage qui fasse disparaître l’auteur !
            La fiction, la vraie fiction, on ne la trouve plus guère que dans la littérature populaire, de nos jours, ou chez les auteurs étrangers. Et la littérature populaire, évidemment, pour le Grand Écrivain, c’est le Mal. Inventer des histoires, voyons, mais vous n’y pensez pas ? C’est bon pour le polar ou la « littératurejeunesse » ! Vous voulez pas qu’on vous ponde du Harry Potter, non plus ?
            Vraiment, plus ça va, plus j’ai l’impression qu’il n’y a que les Américains qui sachent encore écrire de vrais romans. Et je dis ça parce que je connais mal la littérature scandinave, évidemment…
            Pourquoi l’invention de personnages fictifs, voire d’un monde entièrement imaginaire, un Westeros ou une Terre du Milieu, ne devraient-ils être que l’apanage de la littérature populaire ? Et surtout, pourquoi faut-il que la littérature populaire soit aussi déconsidérée en France ? S’ils n’avaient pas mieux à faire de leur éternité, Jules Verne, Stevenson, Dumas, Dickens ou Hugo se retourneraient dans leurs tombes…
            Tolkien ou Philip K. Dick ont été « réhabilités » avec le temps. On les a admis « à l’ancienneté » dans le cercle des grands écrivains… mais bon, à avouer qu’on lit Le Seigneur des Anneaux, on prend encore le risque de se faire traiter de geek, de nos jours. Les Américains – toujours eux – ne font pas une telle différence entre la Littérature avec un grand L et le roman populaire. Du coup, les grands écrivains américains sont avant tout de grands romanciers. Hemingway, Faulkner, Twain, Salinger, Pynchon… Le roman, en France, on le prend avec des pincettes. La fiction, oui, d’accord, mais on n’ose jamais imaginer trop loin. Le Nouveau Roman nous a castré : à force de vouloir faire des romans sur rien, autrement dit des romans sur Moi, il n’y a plus que ça : rien.
            Alors bon, je ne sais pas : on pourrait peut-être raconter les aventures du Moi au pays des Merveilles, ou quelque chose comme ça, qu’est-ce que vous en pensez ?


jeudi 7 août 2014

Le voyeurisme


Normalement, ma vie était très calme, la vie d’un écrivain qui travaillait à la maison, écrivait des romans réalistes, lisait des journaux assis dans un fauteuil confortable, s’occupait de commandes passées par téléphone, espionnait ses voisins avec une longue-vue et allait parfois, le soir, au cinéma avec sa femme.
Enrique Vila-Matas, Etrange façon de vivre


                En règle générale, vous pouvez attribuer aux artistes toutes les perversions, toutes les déviances qui vous passent par la tête. Ça peut même devenir un jeu entre amis le samedi soir quand il pleut. Regardez tous ces peintres qui passent leur temps à dessiner des femmes à poil : me dites pas que c’est pas louche, ça, quand même… Et les écrivains, est-ce que ce ne sont pas des espèces de serial killers, dans leur genre ? Ces types qui ne créent des personnages que pour avoir le plaisir de les tuer ensuite, et avec une volonté de raffinement dans les souffrances, je ne vous dis que ça… Quant aux musiciens, je crois bien qu’on ne peut pas imaginer pire, dans le genre détraqué : je ne vais pas vous raconter l’histoire du joueur de flûte de Hamelin, tout le monde la connaît.
            L’artiste est un pervers, point. C’est tellement facile à démontrer que ce n’est même pas amusant.
            L’écrivain, avec sa façon d’entrer chez les gens sans y avoir été invité, de soulever la toiture des maisons pour les regarder vivre et raconter ensuite toutes ses petites observations, est le plus grand des voyeurs. Les voyeurs, au fond, ce sont des gens timides. Et quoi de plus timide qu’un type qui reste cloîtré chez lui toute la journée à écrire des histoires pendant que les gens normaux préfèrent les vivre ?
            Même s’il ne passe pas son temps à épier sa voisine d’en face avec des jumelles (peut-être simplement parce qu’il n’a pas de voisine d’en face, ou pas de jumelles), l’écrivain se comporte en voyeur. Tout simplement parce qu’en faisant appel au sacro-saint « narrateur omniscient », il peut dépeindre une scène d’intimité absolue, une telle intimité qu’on ne la partage même pas avec un amant… Rien n’empêche un écrivain de suivre son héros dans les chiottes s’il en a envie. Tiens ! Ce serait un bon sujet, ça, pour une future chronique : les chiottes dans la littérature…
            Un écrivain, c’est sournois. Un écrivain, mesdames, ça peut vous soulever la jupe en prétendant que ça se documente pour un bouquin ! Et ce ne serait même pas forcément un mensonge… Si vous croisez un écrivain dans la rue, dénoncez-le. Si vous ne savez pas pourquoi, lui le sait sûrement. Regardez Kafka : il a écrit tout un roman pour prouver qu’il était coupable !
            Céline était un voyeur. Il l’a dit, répété : « il se trouve que je suis des “voyeurs total” pas du tout du tout exhibitionniste. J’ai l’horreur absolue d’être vu ! » Le voyeur qui admet son voyeurisme, c’est la pire espèce : c’est comme s’il vous demandait, maintenant que vous êtes au courant, l’autorisation de regarder…
            Le voyeurisme, c’est une agression sexuelle qui ne laisse pas de trace. Sauf précisément chez l’écrivain, cette espèce de fou qui s’entête à semer des pièces à conviction partout ! Non content de voir, il faut encore qu’il écrive qu’il a vu ! Et qu’il montre à tout le monde, à ses lecteurs, ce qu’il a vu ! L’écrivain est un peu comme le roi Candaule, dont parle Hérodote : émerveillé par la beauté de sa femme, il ordonne à l’un de ses gardes du corps, Gygès, de se cacher une nuit dans sa chambre pour la contempler nue. Gygès est réticent, il est conscient de commettre une faute grave, mais il obéit à son roi. Malheureusement, l’épouse du roi Candaule aperçoit Gygès, et comprend que c’est son mari qui l’a envoyé la regarder. La reine convoque donc le garde du corps et lui propose un alternative : tuer Candaule, épouser la veuve qu’elle sera devenue et régner sur toute la Lydie, ou être mis à mort. Gygès a pris la décision la plus favorable pour lui, et Candaule est mort.
Dans cette scène, évidemment, le véritable voyeur, ce n’est pas tant Gygès, qui ne fait qu’obéir à un ordre, que Candaule, qui cherche à voir la beauté de sa femme renouvelée par le regard d’un autre, et qui prend du plaisir à observer un homme qui regarde son épouse. C’est donc bien normal qu’il périsse et que Gygès soit couronné. De toute façon, les voyeurs, dans l’Antiquité, ne font pas de vieux os : chez Ovide, Actéon, parti chasser dans une forêt que le poète nous dépeint comme un Paradis miniature, surprend Diane au bain, entourée de ses nymphes. Voyeurisme involontaire, mais la déesse est offusquée, jette de l’eau au visage d’Actéon qui se retrouve bientôt changé en cerf… et se fait dévorer par ses chiens. La sentence est sévère, mais au moins il aura compris la leçon.
On connaît les scènes de voyeurisme de Proust dans La Recherche. Le narrateur omniscient, encore une fois, a bon dos. On connaît aussi la fameuse scène d’Ulysse pendant laquelle Leopold Bloom reluque Gertie la boiteuse qui exhibe ses dessous sur la plage de Sandymount, et le jeu érotique s’achève par un orgasme qui accompagne les fusées du feu d’artifice. Mais moi, une séance de voyeurisme qui met en scène une exhibitionniste, j’appelle ça de la triche.
Au fond, l’écrivain, comme n’importe quel artiste, c’est un enfant à problèmes qui cherche à partager avec le monde toutes ses conneries. Et il faut croire que c’est ce qu’on aime, et qu’on n’a pas envie que ça grandisse. Ou alors, je dis juste ça pour me rassurer sur mes propres défaillances.

Attendez… Oui. Oui, me connaissant, c’est sûrement ça.