dimanche 1 juillet 2007

Voyage à Istanbul (7/15)


Samedi 12 juillet 2003.


En route pour Eyüp ! Enfin, en route… De retour à Eminönü, plutôt, où nous devons prendre le bus, entre les cris des marchands d’eau et de simit, les klaxons des véhicules stationnés au petit malheur la guigne, les sirènes des vapür annonçant leur départ… et la ribambelle jaune des taxis. Cohue colorée sous un ciel pâlot. Le bus que nous devons prendre est le 47, selon le Routard. Ca tombe bien, en voilà un. Mais avec tous les bus qui sont devant lui nous pourrions avoir une demi-douzaine d’embolies pulmonaires chacun avant qu’il ne s’arrête enfin et ne nous ouvre ses portes. Nous nous asseyons, en confiance, et le bus démarre. Nous sommes un peu surpris de voir qu’il emprunte le pont de Galata pour traverser la Corne d’Or. Mais nous nous disons qu’il reprendra la bonne rive avec le pont Atatürk… Et puis non. Il continue sa route, en longeant toujours la Corne d’Or, certes, mais du mauvais côté. C’est peu pour nous faire perdre notre flegme ; nous attendons de voir ce qu’il va se passer. Nous voyons, en face, la mosquée d’Eyüp et le cimetière qui glisse en cascade de dominos blancs le long de la colline. Mais nous nous en éloignons. Nous continuons à rouler, nous avons dépassé le quartier d’Hasköy quand le chauffeur, voyant qu’il n’y a plus que quatre personnes dans son bus, nous compris, et se demandant sans doute ce que des touristes peuvent bien avoir à découvrir de ce côté-là d’Istanbul, se renseigne sur nos intentions et nous dépose là, en nous indiquant sur un bout de papier le numéro du bus que nous devons prendre : le 39. Il nous suffit de traverser la Corne d’Or, vraiment le bout de la corne, le moment où elle n’est plus qu’un ruisseau entre les herbes. L’avantage de notre mésaventure, c’est de nous avoir fait découvrir un quartier que nous ne connaissions pas et que nous n’aurions jamais eu l’idée d’aller découvrir. Nous trouvons assez vite un arrêt de bus et le bus qui va avec. Il porte le numéro 399, mais cette fois je crie au chauffeur : « Eyüp Camii ? » et le guichetier acquiesce. Nous payons le trajet et, quelques minutes plus tard, nous descendons à l’arrêt Eyüp Sultan. La foule est nombreuse, nous n’avons qu’à suivre les femmes voilées de noir, les hommes, les marchands, pour atteindre une grande place envahie de pigeons, d’enfants et de camelots, entourée de cimetières, et qui forme le parvis de la mosquée. Dans une cour des femmes prient devant les grilles d’un tombeau. Nous nous déchaussons et soulevons la bâche verte. Mosquée très sobre d’allure, où les fidèles prient avec ferveur ou égrènent leur chapelet. L’imam, nous voyant assis en tailleur et contemplant la coupole et les vitraux, vient nous voir en lançant : « Photo ! photo ! » et nous guide vers les escaliers menant à la galerie. Il referme la porte derrière nous, sur le moment nous pensons qu’il a voulu nous isoler parce qu’il était l’heure de la prière, mais pourquoi ne nous aurait-il pas fait sortir ? Finalement nous comprenons qu’il voulait tout simplement que nous profitions de la vue pour prendre des photos. La mosquée est trop sombre, malheureusement. Nous sortons et remercions l’imam en lui donnant un million. Très serviable, il continue : « Piyerloti Kahve ! » Oui, c’est justement là que nous allons. Mais avant, nous jetons un coup d’œil au mausolée d’un autre Mehmet (mais lequel ?), à travers la grille. Enorme turban au-dessus du tombeau.

En route pour le café Pierre Loti ! Et encore une colline à gravir !... Vaillamment nous montons, suivant les rares pancartes jaunes nous indiquant la direction à prendre. Lorsqu’à un moment le chemin se sépare en deux, un épicier qui nous regarde passer devant son échoppe, sachant très bien ce que nous cherchons, nous indique le bon. Nous arrivons donc, après le restaurant Pierre Loti en bois, après les pancartes annonçant l’ouverture prochaine du teleferik Pierre Loti – fainéants ! boire le thé chez Loti, ça se mérite ! -, nous arrivons donc sur une petite terrasse discrète, sous les arbres, offrant un panorama immense sur la Corne d’Or. Au-dessous de nous, le cimetière en gradins dévale la colline. J’achète une carte postale de circonstance et écris un mot à Adrianne. Ca s’impose ! Le thé n’est pas meilleur ici qu’ailleurs mais il se prend de plus haut. Dommage que le ciel soit couvert… Avant de repartir, nous allons voir la boutique de souvenirs du café. Sébastien achète une édition stambouliote d’Aziyadé (en français, bien sûr) et moi un livre sur le Stamboul lotien, orné de très belles photos.


Nous redescendons par le cimetière, empruntant parfois le sentier qui serpente entre chaque terrasse, parfois les marches minuscules cachées entre les tombes. Une fois descendue la colline, nous prenons une bouteille d’eau et allons attendre le bus sur la route qui longe le bras de mer – ou plutôt la corne de mer… N’importe lequel fait l’affaire dès l’instant qu’il s’arrête à Eminönü, et nous voilà donc brinquebalés dans un bus bondé slalomant entre les voitures. Ajoutez-y les odeurs et la chaleur (le ciel est de nouveau bleu, maintenant que nous n’avons plus cette vue superbe sur Istanbul) et vous comprendrez que nous n’avons pas attendu d’avoir atteint Eminönü pour descendre. A nous de zigzaguer entre les taxis. La circulation en Turquie est très pittoresque : les feux rouges sont considérés comme des stops et le passant est inexistant (sauf pour le chauffeur de taksi qui le considère comme un client potentiel). On finit par s’y habituer : pour traverser il ne faut pas attendre que le flot de voitures cesse (il ne cesse jamais) mais se lancer comme un obus entre les voitures en imaginant qu’on porte sur le corps une armure blindée. En général, ça passe.


Nous parvenons même sans encombre à traverser le pont de Galata. Après avoir sans succès tenté d’approcher un trois mâts amarré à quelques mètres, Sébastien cherche un bureau de poste pour y acheter des timbres afin de se refaire un peu de monnaie, mais celui qu’on trouve paraît fermé, bien que deux autochtones nous affirment le contraire. Nous prenons le Tünel, comme hier, pour nous transporter sur les hauteurs de Pera.


La raison de notre retour ici, c’est un spectacle de derviches tourneurs annoncé pour 17 heures. Lorsque nous arrivons, avec deux heures d’avance, dans la mosquée où cela doit avoir lieu, le guichetier se précipite derrière son guichet pour nous recevoir. Nous lui demandons en anglais combien coûte le spectacle. Et je l’entends bien distinctement répondre : « Fifty millions ». Nous pensons d’abord qu’il s’est trompé, que son anglais est aussi médiocre que le nôtre et qu’il voulait dire « five » ou à l’extrême rigueur « fifteen »… Mais non, il répète « Fifty millions ». Cinquante millions pour des derviches ? C’est beaucoup trop cher. Nous repartons bredouilles et un peu frustrés aussi d’avoir quitté aussi rapidement Eyüp pour cette déconfiture. De nouveau sur Istiklal Caddesi, nous ne savons pas trop où nous rendre. Nous achetons des simit, ces pains ronds et troués au centre, parsemés de grains de sésame, très serrés, pas mauvais mais très bourratifs. Nous les accompagnons d’un jus de citron bourré de colorants mais rafraîchissant. Sébastien mange son simit et achève le mien, dont je n’ai pas réussi à voir le bout alors que, après avoir cherché un parc sans parvenir à le trouver, nous sommes assis désoeuvrés sur le bord de la route. Nous nous remettons en marche, malgré tout, en direction de l’Institut français qui possède une bibliothèque à laquelle on peut, semble-t-il, avoir accès. Ca se situe dans une petite rue (en pente, bien entendu), et nous demandons au gardien, dans sa guérite, si nous pouvons entrer. Comme nous sommes français, il nous fait comprendre que nous pouvons toujours sonner, ce que nous faisons, pour demander la même chose au gardien français qui se trouve derrière la grille. Celui-ci, avec un petit air ennuyé, nous explique que nous ne pouvons pas visiter le bâtiment. Nous repartons bredouilles, une nouvelle fois, et avec une rue à remonter ! Là, ça suffit, nous abdiquons : retour au Tünel. Une fois que celui-ci nous a ramené au pont de Galata, nous zigzaguons entre les marchands d’Eminönü et ceux, plus nombreux encore, formant une foule plus compacte, de Yeni Camii, la Nouvelle Mosquée, pour entrer dans celle-ci. Beaucoup de fidèles en prière ici aussi, dans cette très grande mosquée aux murs et aux piliers de faïence bleue. Nous restons un moment assis sur la moquette, à contempler les quatre piliers, la coupole et les demi-coupoles, et nous repartons en direction de l’hôtel.


Là nous replongeons dans le Stamboul de Loti avec nos livres, tout en mangeant quelques loukoums.


En soirée nous repartons en direction du Doy-Doy, un peu plus peuplé ce soir. Je reprends un pide délicieux dont le nom m’échappe (composé de viande de mouton, de fromage et de salami). Derrière nous, un groupe de Françaises parle à haute voix, l’une affirmant que « la Bretagne, c’est plein de bactéries », et à notre table un groupe de jeunes que j’ai tout d’abord pris pour des Américains mais qui sont peut-être plutôt Allemands, s’empiffre en causant aussi bruyamment. A la fin du repas, nous commandons un café turc. La formule va vite nous devenir habituelle : « Iki sekerli türk kahvesi ! » Celui du Doy-Doy est moins fort que celui du Coco-Gramofon, et ils le servent sans verre d’eau.


Une fois rassasiés, nous remontons vers la rue Pierre Loti, toute proche. J’ai vu dans le livre acheté ce matin qu’il habitait en 1910 une maison située sur Divanyolu. Nous essayons en vain de la retrouver, dans l’entourage du (faux) café Pierre Loti. Nous tenterons une nouvelle fois l’expérience demain, avec le livre dans les mains !

samedi 30 juin 2007

Voyage à Istanbul (6/15)


Vendredi 11 juillet 2003.


Songeant que le vendredi est le jour le plus important de la prière chez les musulmans, j’avais dit à Sébastien que ce n’était peut-être pas judicieux d’aller visiter la mosquée d’Eyüp ce jour-là, comme nous comptions le faire. Nous avons donc décidé de remettre cette visite à demain et de nous rendre aujourd’hui sur la rive européenne, dans le quartier de Pera. Nous traversons donc à pied le pont de Galata, sur lequel les taksis font des queues de poisson aux voitures tandis que les vendeurs de fruits et de pâtisseries crient pour vendre leur marchandise. Ce qu’on trouve aussi fréquemment sur notre chemin, ce sont des Turcs assis derrière un pèse-personne, attendant que quelqu’un leur donne quelques milliers de livres pour se peser. Le temps est couvert aujourd’hui, la rive asiatique est presque invisible au loin…

Une fois de l’autre côté, nous prenons des jetons pour le funiculaire souterrain, le « tünel », qui nous mène sur les hauteurs de Pera. Nous longeons la longue avenue de l’Indépendance (Istiklal Caddesi), et dejà nous sommes loin de ce que nous connaissions d’Istanbul : larges artères, magasins modernes, librairies, disquaires (avec toujours en vitrine des albums ou des affiches de Tarkan, le Florent Pagny local), magasins d’instruments de musique. Nous nous sommes trompé de chemin, nous retournons sur nos pas et trouvons assez vite la tour de Galata. C’est de là qu’est parti le premier « homme volant » qui s’était construit des ailes et avait atterri de l’autre côté du Bosphore. C’est au XVIIème siècle, et le sultan Murat IV envoya ce cinglé à Alger, le jugeant dangereux. Du haut de cette tour, comme le ciel est un peu bouché, la vue n’est pas si exaltante (sauf celle, très furtive, d’une jolie paire de cuisses sous une longue jupe noire, alors que la fille qui portait cette jupe était assise par terre. Je n’ai rien vu de plus, mais c’est l’intention qui compte…).


Nous redescendons et allons nous asseoir à l’ombre, sur un banc. Sébastien part acheter une bouteille d’eau. Un oiseau le prend pour cible et sa chemise se retrouve maculée de fiente. Une fois ce petit problème plus ou moins réparé, nous repartons en suivant assez attentivement les conseils du Routard. Nous voyons les maisons levantines, l’ancienne prison anglaise transformée en restaurant, le lycée autrichien Sen Jorj et, juste en face, l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Petite église toute bleue dont nous ne voyons que la cour, n’osant frapper pour la visiter. C’est effectivement un havre de paix en pleine ville, et nous lisons les inscriptions rédigées en français de deux tombes levantines. Plus loin, nous voyons l’entrée de la maison natale d’André Chénier. Impossible de trouver la plaque commémorative, mais si c’est le guide qui le dit… Nous sommes là dans une atmosphère plus génoise que turque. Nous poursuivons cette rue qui descend dru jusqu’à la porte des remparts génois. C’est tout ce qu’il reste des remparts. Nous avons vu l’emblème de Gênes, nous pouvons passer outre.


C’est là que ça cafouille un peu. Il faut toujours un moment où ça cafouille, sinon pourquoi voyager ? Et nous voilà tournant dans des rues étroites, en descendant une dont la pente est vertigineuse pour se casser les jambes à la remonter cinq minutes après… C’est que nous cherchons la mosquée des Arabes, une petite mosquée de briques rouges autour de laquelle nous tournons longtemps sans la voir. Vendredi ou pas, nous y entrons dès que nous l’avons trouvée. C’est une ancienne église dominicaine transformée en mosquée. Elle a gardé un petit air de mission de son époque dominicaine. De la cour, bien que petite, elle semble un peu plus imposante que nous ne l’avions cru de prime abord. Nous faisons une pause avant de repartir, et ce n’est qu’en la retrouvant au détour d’une rue quelques minutes après que nous pouvons voir son clocher de briques transformé en minaret. Nous sommes dans le bazar de Pera, peuplé de marchands de quincaillerie. Nous cherchons un caravansérail construit par Sinan, sans le trouver. Ce n’est qu’ensuite que nous en déduisons que nous l’avons peut-être bien vu, mais que nous l’avons pris pour l’entrée du bazar, envahie de tuyaux, de robinets, de pièces détachées et de bidons. Sortis de ce bazar nous voyons les escaliers Camondo, affreux tortillon art-déco, que nous gravissons pour voir la maison du même banquier juif, devenue un hôtel sans intérêt. Nous reprenons les escaliers et descendons jusqu’à l’angle de la Kemeralti Caddesi. Là, autre façade moche, qui fait l’angle : celle de la maison Minerva, ornée d’angelots boudeurs. Nous remontons l’avenue (faible pente, ça nous change), voyons la façade du lycée français, empruntons une petite rue très raide pour le voir de dos. Ca ne nous avance pas beaucoup. On remonte jusqu’à Istiklal Caddesi, à la recherche de quelque chose de frais à manger et à boire. Nous entrons dans les « passages », sortes de galeries remplies de marchands (légumes, poissons, pâtisseries, restaurants à foison où les serveurs font les rabatteurs). Finalement, dans une rue très passante, pleine de vie, nous nous installons à la terrasse d’un café. Comme il n’y a toujours pas d’üzüm suyu, Sébastien se rabat sur une bière, moi sur un Coca.


Il est près de cinq heures, nous avons vu ce que nous voulions voir et nous arpentons Istiklal Caddesi pleine de monde et de mauvaise musique, le tramway minuscule faisant l’aller et le retour entre nous. Nous entrons dans les librairies, essayant de trouver des rayons de livres en français. On en déniche bien un, essentiellement composé de livres d’occasion. On y trouve tout et n’importe quoi : du 99 F de Beigbeder à Ingrid Caven de Schuhl, en passant par Derrida, Kristeva et consorts. Un seul Loti : Pêcheur d’Islande. Pas très turc, Pêcheur d’Islande. Dans une autre librairie, plus loin, je trouve un livre que je compte bien acheter, composé essentiellement de photographies représentant Loti à Istanbul. Aussi passionnant pour les amateurs de Loti que pour ceux qui s’intéressent à l’aspect que pouvaient avoir les rues stambouliotes en 1905, par exemple.


Passant devant l’église Saint-Antoine-de-Padoue, construite au début du XXème siècle, nous décidons d’y entrer et de s’y asseoir un moment. Puis nous mangeons en face du Consulat de France, dans un restaurant sans terrasse à l’intérieur duquel nous crevons de chaud. Je prends un pide – une pizza – au fromage qu’ils appellent kasarli. Je m’en fous plein la panse, je repars plein à ras bords. Un petit tour sur la place de Taksim toute proche (avec sa statue d’Atatürk), puis nous retournons dans le passage où nous étions plus tôt dans l’après-midi pour acheter des loukoums. Encore une adresse du Routard. Je paye la boîte de confiseries sous le portrait imposant d’Atatürk, et nous repartons.


Place du Tünel, nous trouvons un café qui sert du vrai café turc, le Coco-Gramofon. Enfin nous allons voir ce que c’est. Il faut le demander « sekerli » (très sucré) parce qu’ils ne donnent ni sucre ni cuillère. Juste un verre d’eau pour faire passer le goût très fort du marc. Ce café turc est un régal, à boire à petites gorgées, tranquillement, devant le tramway qui monte et qui descend et les passants qui font de même, dans le soir de la Porte d’Orient. Ambiance douce dans ce café qui diffuse du jazz sous une lumière tamisée. Très reposant. Nous rentrons à pied sur l’autre rive, où un feu d’artifice nous accueille alors que nous arrivons. Sébastien adore les feux d’artifice, moi pas trop, mais hier déjà, revenant du Doy-Doy, nous en avions vu un s’achever au-dessus de Sultanahmet, et il n’avait pas pu en profiter. Alors aujourd’hui, c’est fête.

vendredi 29 juin 2007

Voyage à Istanbul (5/15)


Jeudi 10 juillet 2003.


Salauds d’envahisseurs français qui viennent nous retirer la pastèque de la bouche ! Ce matin, il n’y en avait déjà plus quand nous sommes descendus au restaurant. Tout est rentré dans l’ordre par la suite, heureusement. Sébastien est impressionné par ma façon minimaliste de décortiquer un œuf dur, l’un de ces drôles d’œufs à la coquille blanche qu’on voit partout ici.

Nous avons décidé de prendre un bus pour nous rendre dans le quartier de Fatih. Nous descendons vers Eminönü, sur l’embarcadère du Bosphore, afin d’en trouver un. Seul problème : il n’existe pas de plan des lignes de bus et nous piétinons une bonne heure sans savoir quel véhicule emprunter. En fin de compte nous posons la question au guichetier en lui montrant sur la carte l’endroit où nous voulons nous rendre, il prend un morceau de papier et note les numéros des bus que nous pouvons prendre : le 91 ou le 37. Nous lui achetons donc deux tickets, mais un doute nous saisit, Sébastien d’abord puis moi : comment savoir dans quel coin de Fatih nous laissera le chauffeur ? Nous nous décidons enfin et montons dans le 91. Nous constatons que les passagers paient leur voyage à un type assis derrière un guichet dans le véhicule, à leur montée, et que ce type ne semble pas intéressé par nos tickets. C’est alors que Sébastien se souvient que le Routard en parle : les bus bleu et vert comme celui-ci sont des véhicules privés, et le paiement se fait à l’intérieur. Les tickets ne sont valables que pour les bus rouges. Nous pensons redescendre mais notre voisin, qui voit que nous sommes dans l’embarras, se renseigne à notre place pour savoir si ce bus passe par la mosquée de Fatih et, sûrs de notre route, nous payons nos places.


Le guichetier nous prévient : « Fatih Camii ! » (prononcer « djami »). Nous y sommes.


Fatih est un quartier extrêmement religieux. Les femmes voilées de noir y abondent, les barbus aussi. Il s’agit donc d’être prudent et discret, et nous évitons de prendre des photos.


Dans cette mosquée immense et somptueuse, celle de Mehmet II « le Conquérant », des hommes prient tournés vers le mirhab, tandis qu’un pédagogue enseigne le Coran a des enfants. Nous restons en retrait, contemplant le dôme splendide, le minbar de marbre. Toutes ces mosquées commencent à me tourner dans la tête, se confondant les unes les autres… Nous ressortons, reprenons nos chaussures. On sent qu’ici les gens vivent en vase clos et n’aiment pas trop que des étrangers viennent les déranger. Aucune hostilité, mais quelques regards… Nous longeons les étalages des marchands autour de la mosquée, marchands d’objets pieux pour la plupart. A l’entrée du cimetière est placé le mausolée du Conquérant – le vrai, cette fois. Nous nous déchaussons de nouveau et y entrons. Des femmes en prière, presque en extase, entourent le magnifique tombeau du sultan.


Nous continuons notre chemin jusqu’à la mosquée de Selimiye, construite au XVIème sur l’ordre de Soliman le Magnifique qui voulait honorer la mémoire de son père Selim Ier « Le Terrible ». Toutes ces histoires de sultans commencent à sérieusement me passionner. Cette mosquée est d’une très grande sobriété, qui tranche avec toutes celles que nous avons déjà vues. Dans un cadre que nous avons mis un certain temps à trouver alors qu’il était sous nos yeux se trouve un morceau d’étoffe provenant de la Kaaba de la Mecque. En faisant le tour, nous surplombons la Corne d’Or. Nous repartons, la citerne d’Aspar, à nos pieds, transformée en terrain de sport.


Et commence l’errance. A la recherche du patriarcat grec orthodoxe, nous pénétrons dans les petites ruelles de Fatih, quartier à flanc de colline. Les gens y vivent en une communauté très fermée : nous ne voyons pas un seul touriste et nous nous sentons un peu intrus. Les rues formidablement inclinées nous entraînent dans cette société étrange, cette misère à ciel ouvert où la religion tient une place primordiale. Mais les rues ne portent pas de plaques et nous avons du mal à nous y retrouver. Le patriarcat semble pourtant bien être cette énorme bâtisse rouge devant laquelle nous sommes passés ! Nous décidons de revenir sur nos pas, c'est-à-dire de gravir la colline. Istanbul, la ville aux sept collines !... On peut dire qu’on les sent dans les jambes !... Après avoir fait le tour de ce que nous pensons être le patriarcat sans avoir pu en trouver l’entrée, nous ne sommes pas plus avancés. Alors nous restons un peu à l’ombre, sur les marches d’une mosquée. Courageusement, Sébastien repart en quête, histoire d’en avoir le cœur net, tandis qu’une petite fille qui traîne des pieds en suivant sa mère voilée me lance de chaleureux sourires, et qu’un chat rachitique vient se coucher à l’ombre de mon dos. Sébastien revient bredouille, évidemment. Nous repartons, parce qu’il faut bien repartir, sous le soleil qui a décidé de ne pas nous faire de cadeau aujourd’hui. Nous nous enfonçons dans ce labyrinthe interminable, de Fatih à Fener, à la recherche, cette fois-ci, de l’église Saint-Sauveur-in-Chora. Nous achetons une bouteille d’eau dans une épicerie. A la sortie, une première femme voilée nous accoste par la gauche – « Money, money… » -, une autre par la droite. Nous passons outre, elles commençaient à s’accrocher. La bouteille ne fait pas long feu, alors que nous grimpons toujours sans que rien ne nous permette de juger si nous sommes dans la bonne direction ou non.


Nous débouchons sur une grande artère où s’élève une mosquée assez imposante. Je propose à Sébastien de regarder sur son plan pour savoir si on ne la trouve pas. Mais il y a deux mille mosquées à Istanbul ! Comment savoir devant laquelle nous nous trouvons ? Nous traversons le boulevard, retournons dans un petit quartier délabré qui encercle la mosquée, afin de trouver le nom de celle-ci… Et nous nous retrouvons devant les remparts de la ville ! Jamais nous n’aurions cru avoir marché autant. Nous montons au sommet des remparts afin de nous repérer. La Corne d’Or est sur notre droite, la porte de Topkapi doit se trouver sur notre gauche. Mais laquelle est-ce, parmi celles que nous pouvons embrasser du regard, sur nos hauteurs ? Et à quelle distance sommes-nous de la Corne d’Or ? Et quelle est donc cette mosquée qui se trouve juste au-dessous de nous, maintenant ? Nous essayons d’évaluer tout ça : nous pensons être sur Ayvansaray Caddesi. Nous redescendons, consultons encore la carte en retournant sur le boulevard d’où nous venons. C’est alors qu’un homme très serviable, nous voyant perdus, nous apprend en anglais que nous sommes du côté d’Edirne, plus au sud que nous le pensions, et il nous indique la direction de l’église Saint-Sauveur-in-Chora (Kariye Camii Müzesi) toute proche. Nous ne sommes plus perdus ! Splendides mosaïques byzantines dans cette église transformée en mosquée sous le règne de Beyazit II. La Dormition de la Vierge est d’une effarante beauté, et Jésus ressuscitant les morts a ma préférence.


Nous reprenons la route des remparts, en ignorant toujours quelle est cette mosquée à leurs pieds – et sans chercher vraiment à se renseigner à son sujet, maintenant que nous savons où nous sommes… Nous les longeons, ces remparts, à l’ombre tout d’abord, traversant des quartiers d’une immense pauvreté où les gamins jouent dans les poubelles déversées sur le trottoir. Maintenant, je le sais : la misère pue.


Sur Vatan Caddesi, le trafic routier nous empêche de traverser. Nous devons donc revenir sur nos pas et emprunter le côté piétonnier du pont pour continuer notre chemin, en plein soleil cette fois-ci. Heureusement, nous ne sommes plus qu’à deux pas (façon de parler) de la Porte du Canon, la Porte de Topkapi. Une fois devant ces murailles gigantesques, notre but est atteint. Nous pouvons donc prendre un verre au pied des remparts. Jus de pêche pour tout le monde !


Bien reposés, nous entrons dans le quartier de Topkapi (rien à voir avec le palais). La faune que j’y découvre me paraît bien universitaire… Et nous trouvons en effet une université sur notre chemin. En bifurquant à gauche nous retombons sur Vatan Caddesi. Il est tard, nous n’en pouvons plus, nous décidons de rentrer en direction de l’hôtel. Quelques coups d’œil aux lignes de bus, nous ne trouvons rien d’intéressant, rien qui nous ramènerait à Eminönü. Nous passons devant une grande église que Sébastien identifiera plus tard comme étant celle de Constantin Lips. Nous marchons, nous marchons, nous nous liquéfions à vue d’œil et nous commençons à désespérer de voir jamais le bout du bout de ce boulevard… quand nous décidons, tout bêtement, de prendre le tramway. Il n’y a qu’une ligne, mais elle passe par Sultanahmet, à deux pas de chez nous. Nous achetons des jetons et entrons dans l’engin pas si brinquebalant, qui nous ramène chez nous. Un détour par le supermarché pour se procurer l’indispensable bouteille d’eau et nous nous écroulons, fourbus.


Nous ressortons un peu avant neuf heures pour aller manger au Doy-Doy, encore une adresse recommandée par le Guide du Routard. Les Turcs mangent au rez-de-chaussée, on nous propose la terrasse. Nous ne comprenons pas très bien, commençons à nous installer au premier, puis au second, destiné aux buveurs de thé ou aux fumeurs de narghilé qui consomment assis ou allongés sur des coussins… avant de nous retrouver, effectivement, en terrasse, dans la fraîcheur du soir, Sébastien ayant devant les yeux les minarets de la Mosquée Bleue et moi les bateaux amarrés sur le Bosphore. Je me régale : ayran et Bagdat kebap (boulettes de viande accompagnées d’une omelette). Un thé à déraciner les dents par là-dessus, et nous retournons à l’hôtel en achetant une nouvelle bouteille d’eau, que je termine en achevant ces lignes.


Et cette mosquée au pied des remparts ? Eh bien, en relisant mes guides et en regardant sur la carte, je peux affirmer avec certitude qu’il s’agit de la mosquée de Mihrimah, encore une consruite par Sinan et, semble-t-il, magnifique. Et nous n’y sommes pas entrés ! Nous avons manqué de curiosité ; dommage.

jeudi 28 juin 2007

Voyage à Istanbul (4/15)


Mercredi 9 juillet 2003.


Levés à huit heures. J’ai dormi difficilement, par intermittence, gêné par les bruits de la rue, les cris des marchands ambulants, le rire des mouettes, les klaxons. Un bon petit déjeuner pour commencer (la pastèque reste mon aliment préféré de ce repas).


Nous grimpons ce matin vers le palais de Topkapi. La visite est payante, les guichets se situent au fond de la cour des Janissaires. La file où nous attendons se trouve en plein soleil, bien que la cour soit très ombragée. Parce qu’une affiche placardée au-dessus des guichets porte une notice concernant les « tour guides » Sébastien sort brusquement de la file – alors que nous étions arrivés au bout -, croyant que nous n’attendons pas dans la bonne, que celle-ci est réservée aux guides. Drôle d’idée. Je manque de présence d’esprit et sort de la file à mon tour pour le suivre, au lieu de l’appeler. Du coup, nous voilà obligés de prendre une autre queue. C’est con, on y était presque.


Finalement, nous avons nos tickets (un pour le palais, l’autre pour les salles du Trésor). Nous passons le portique de sécurité (nos sacs subissent les rayons X, ils commencent à avoir l’habitude) et nous pénétrons dans la deuxième cour du palais de Topkapi.


Dans la salle des reliques se trouvent, offerts aux regards de tous, quelques exemplaires des clés de la Kaaba de la Mecque ainsi qu’un morceau de la vraie porte, des cheveux et des poils de la barbe du Prophète, et même l’empreinte de son pied. Dans une guérite, un imam psalmodie des versets du Coran. Plus loin le bâton de Moïse, le turban de Joseph, l’épée de David. Il nous faudrait un peu de sérieux mystique, mais nous avons du mal à y croire. Et ne pas y croire, n’est-ce pas le début de la foi ?


La deuxième salle que nous visitons recèle les portraits de la dynastie des sultans qui se sont succédés à Topkapi depuis Osman, quelques miniatures illustrant des Corans et des arbres généalogiques.


Avant d’aller plus loin, nous achetons les tickets pour la visite du harem puis nous allons voir, une par une, les quatre salles du trésor. Démesure des sultans ! Les émeraudes énormes, les trônes sertis d’or ou d’ébène, les aigrettes gigantesques… Le sultan savait faire les choses en grand pour en mettre plein la vue à sa cour ! Dans une châsse, le crâne de saint Jean-Baptiste et, dans la partie correspondante de son armure : son bras. J’aime les reliquaires, ces métonymies visuelles : on ne voit qu’une boîte, mais on est prié d’adorer ce qui se trouve dedans et de ne pas douter de sa réalité !


Puisque le harem ferme à midi nous visitons la quatrième cour, le Jardin des tulipes. Les touristes se pressent sous le baldaquin du sultan pour être pris en photo devant la Corne d’Or. La salle des circoncisions est fermée, nous nous rabattons sur les deux pavillons, le kiosque de Bagdad et celui de Revan, aux coupoles extraordinaires, couvertes de cette faïence bleue d’Iznik qui est le comble du luxe et de la beauté à Constantinople. Nous retournons du côté de la rive du Bosphore alors qu’un supertanker fait son entrée dans la baie. Puis nous quittons cette cour, retournons devant le harem qui ne devrait plus tarder à ouvrir… quand nous entendons une fanfare derrière nous : c’est un spectacle, l’entrée des janissaires au palais, musique et danse, faste militaire – toujours un peu ridicule…


Ouverture du harem. Nous suivons le guide, nous n’avons pas vraiment le choix de faire autrement. Il y a toujours une frustration à ne pas se sentir libre de découvrir soi-même les pièces du monument. Nous ferons avec. Léger retour de libido devant une blonde aux yeux bleus pas particulièrement jolie mais portant un maillot blanc très sexy (gros seins) et une minijupe de jean.


Nous quittons le palais de Topkapi, achetons une bouteille d’eau à un porteur et nous asseyons près de la fontaine de Soliman, face à Sainte-Sophie, très rigide bonne femme rose sous ses énormes protections anti-sismiques qui lui donnent un air de bunker. Sébastien se fait accoster par un cireur qui insiste pour brosser ses chaussures en nubuck. Hier soir déjà, alors que nous cherchions où nous allions manger, ses pieds avaient attiré la convoitise d’un cireur.


Prochaine étape : la Citerne-basilique qui se trouve à deux pas, le « Palais englouti » des Turcs. L’eau suinte des pierres alors que nous avançons entre les colonnes de ce lieu rafraîchissant. Impressionnantes têtes de Méduse sur les socles de deux colonnes, l’une couchée de profil, l’autre inversée.


De retour à l’extérieur, nous nous mettons en quête de la Citerne aux mille colonnes. Et là nous marchons, nous marchons, nous faisons le tour de quelques rues, toujours les mêmes dans lesquelles nous piétinons sans trêve, sans jamais trouver la citerne. C’est tout simplement que son entrée est devenue celle d’un restaurant. Il faut pénétrer dans celui-ci, payer 8 millions de livres pour pouvoir la visiter et boire un verre. Endroit très rafraîchissant là encore, et caissière très jolie. Les colonnes ne sont visibles qu’en partie, la plateforme ayant été construite à mi-hauteur. Ce n’est plus vraiment qu’un café bâti dans un lieu splendide… Je trouve la croix latine dressée sur un globe dont parle Le Guide du Routard, et nous nous installons pour prendre un café. Nous espérions goûter au vrai café turc, mais ce n’est encore une fois que du Nescafé. Tant pis.


Sinan nous appelle encore et nous entrons, quelques rues plus loin, dans la mosquée de Sokollu Mehmet Pasa. De l’extérieur, elle semble toute petite, entourée de son cimetière. Mais lorsque nous pénétrons dans la cour, tout le charme de l’art de Sinan apparaît et nous foudroie. Des gamins pieds nus s’amusent entre deux prières ou se lavent les pieds à la fontaine. Nous nous déchaussons et soulevons la bâche verte qui masque l’entrée, prêts à être saisis une nouvelle fois par la splendeur du lieu. Et une nouvelle fois, nous sommes saisis. Bleu d’Iznik encore, à pleurer de joie. Istanbul ? Je n’y ai vu que du bleu…


Passant par de petites rues dans des quartiers très pauvres, nous atteignons la petite Sainte-Sophie, modeste sous les arbres, et malheureusement fermée. Nous remontons ensuite vers le square Kadirga, dans lequel nous nous installons une bonne demi-heure. Je prends quelques notes, Sébastien étudie le plan puis, empruntant toujours les quartiers les plus populaires, traversant la voie du chemin de fer, passant outre les remparts et coupant le boulevard Kennedy en profitant d’un temps mort entre deux flots de voitures, nous nous posons devant la Marmara infestée de bateaux, sur une aire pleine d’enfants et de pêcheurs (mais que peuvent-ils bien pêcher de comestible dans cette eau noire au-delà du dégueulasse ?). Nous restons là un certain temps, à voir le trafic des bateaux, et nous longeons la digue, dondaine, nous trouvant soudain nez à nez avec un navire échoué autour duquel pêchent les pêcheurs et se baignent les baigneurs. Une épave sans doute laissée là par mesure préventive et dissuasive.


Nous retraversons le boulevard et remontons dans notre quartier, dans nos rues familières, à la recherche d’un lieu pour manger. Sur Akbiyik Caddesi, Sébastien a noté un petit restaurant vanté par le Routard. Petite terrasse très joliment située, portakal suyu et lamb shish, kebab succulent… Mais j’ai un peu abusé du pain et de la sauce dès l’entrée et ne puis achever mon assiette. Encore une fois. Les chats sont de sortie, tournent autour des tables. Pas de thé pour ce soir. Toujours suivant le Routard, nous rejoignons la rue Pierre-Loti en passant encore par de petits quartiers pauvres. Sébastien achète une carte de téléphone, lui ne parvient pas à joindre ses parents, moi j’appelle ma mère, qui ne me reconnaît même pas au téléphone. Elle m’annonce que les Assedic menacent de me radier et vont le faire : j’ai oublié de faire ma déclaration ce mois-ci. Je suis un peu loin de tout ça… et puis je m’en fous, je ne touche pas d’Assedic. Nous cherchions un magasin de pâtisseries mais ne le trouvons pas. Direction l’hôtel. Sébastien appelle ses parents sur le chemin, nous achetons une bouteille d’eau et arrivons à l’hôtel au moment même où un car rempli de touristes français s’y installe. J’attends un peu pour récupérer la clé et nous nous retirons dans nos appartements.

mercredi 27 juin 2007

Voyage à Istanbul (3/15)


Mardi 8 juillet 2003.


Réveil à neuf heures pour prendre notre premier petit déjeuner à l’hôtel. On se sert soi-même, un café très peu fort d’abord, avec du pain, du miel et de la confiture. Puis, salade de fruits, une très rafraîchissante part de pastèque et de la confiture de rose. Le fromage blanc m’aurait bien tenté, ce sera pour demain. Tout cela accompagné de jus d’orange (portakal suyu) et d’un thé fort comme un Turc. Quand nous revenons dans notre chambre nous avons la surprise de constater que la femme de chambre s’en est occupée sans que nous n’ayons rien demandé.


Nous partons en direction de la mosquée de Beyazit quand, en chemin, nous découvrons un cimetière dans lequel se trouve le mausolée d’un sultan que nous croyons être tout d’abord Mehmet II. Il est fermé, nous repartons.


Nous atteignons la place de Beyazit après avoir tourné dans quelques rues bruyantes sans trop savoir où nous étions. En face de nous, la porte immense de l’Université d’Istanbul. A notre gauche, le musée de la calligraphie. C’est ouvert, nous entrons. Corans magnifiquement enluminés, signatures de sultans… Les explications sont en turc, nous ne pouvons donc profiter que de la chose en soi. Et la calligraphie arabe, n’est-ce pas cela ? Admirer le signe en soi indépendamment de son sens, puisque le signe est sens… Je pense à mon cher Raban Maur.


Nous voilà dans la mosquée de Beyazit, plutôt sobre, un brin décevante. C’est pourtant le premier sanctuaire impérial d’Istanbul ! Nous nous attendions sans doute à plus de splendeur – exigeants touristes que nous sommes… Nous ressortons, faisons le tour de la mosquée et profitons d’une vue magnifique sur l’embouchure du Bosphore et de la Corne d’Or, avec la tour de Galata d’un côté et la rive asiatique de l’autre. Petit moment de détente dans le parc, très ombragé, de l’Université. D’ici aussi nous avons une vue superbe, en plongée directe… sur la mosquée de Soliman le Magnifique.


C’est justement vers celle-ci que nous allons ; bien faite est la vie. A notre arrivée, le muezzin entonne le chant de la prière. Pendant celle-ci, nous contemplons la cour du palais construite par Sinan, les minarets ouvragés, fusées Ariane à trois étages sur une rampe de lancement toute ronde, et nous ressortons pour visiter le cimetière. Les mausolées du sultan et de sa femme Roxelane sont fermés au public. Nous cherchons en vain la tombe de Sinan. En revenant sur nos pas nous constatons que le mausolée de Soliman est ouvert, nous nous déchaussons et entrons. Que d’or dans ce tombeau ! L’intérieur est tapissé de faïence, des diamants brillent sous la vaste coupole, le sultan est entouré de sa mère ; de deux de ses fils et d’autres membres de sa famille. Le turban au sommet du türbe est gigantesque.


Nous retournons à la mosquée, apothéose de splendeur. La Bleue est dépassée !... Ouvrage d’art total, minutieux, superbe déferlement de couleurs. Du vert, du rouge, de l’ocre !... Du sépia !… Nous voyons prier quelques musulmans derrière les colonnes de porphyre. Derrière la mosquée, autre vue sur la Corne d’Or…


Il est temps de se mettre à chercher une terrasse pour nous y désaltérer. Il y en a justement qui s’alignent sous les arbres face à la Süleymaniye. Nous longeons les tables, allons voir plus loin s’il y a mieux et retournons sur nos pas. Je bois un ayran et Sébastien du jus de pêche. Ainsi requinqués, nous partons à la recherche d’un parc que Sébastien a déduit d’une sorte de zone franche sur le plan de la ville : peu de rues, et très étroites… En fait de parc, nous nous retrouvons à Vefa, le quartier gitan. Foule bigarrée, bruyante, courbée sous le poids des objets qu’elle transporte – ici les caisses remplies de marchandises de toute espèce ne sont que le prolongement du corps des autochtones, des excroissances qui ont poussé sur leur dos ou leur tête -, gamins qui courent, et même un coq qui chante en dressant sa crête. Un coq de garde, qui aboie en nous voyant approcher… Odeurs fortes d’épices, de réglisse… Et nous revoilà au bas de la rue que nous avons déjà gravie deux fois aujourd’hui et qui mène… à Beyazit et à la Süleymaniye ! Sur le trottoir, des chats errants se partagent les restes d’une poubelle éventrée. Istanbul est la ville des chats. Nous continuons notre route, imperturbables, à la recherche de la mosquée de Sezhade, nouvelle occasion de tourner en rond, de se perdre pour, finalement, s’y retrouver et atterrir devant une vieille petite mosquée, le premier chef-d’œuvre de Sinan. Nous n’y entrons pas, préférant rester dehors sur un banc à nous faire recouvrir par les mouches. Juste à côté de nous se trouve l’aqueduc de Valens, que nous allons voir après une nouvelle halte dans un petit parc. Nous regardons les embouteillages sous l’aqueduc, le ballet des taxis, et faisons demi-tour. Nous tombons sans vraiment l’avoir cherché sur le marché aux livres, que nous passons assez vite. Le mausolée que nous avions déniché ce matin est ouvert. Déception : il ne s’agit pas du tombeau de Mehmet II mais de celui d’un Mahmud quelconque... Retour dans le Grand Bazar, l’amoncellement de corps humains, le grand bordel des couleurs, des parfums et des bruits. Nous achetons une bouteille d’eau « Turkuaz » et rentrons à l’hôtel. Je rédige mon journal tandis que Sébastien, infatigable capitaine de l’expédition (dont je ne suis que l’humble mémorialiste), étudie guides et cartes pour savoir de quoi demain sera fait.


Vers 19 heures, nous ressortons en quête d’un endroit où manger. Nous finissons par trouver un restaurant, juste au bas de la rue Ankara, d’où nous voyons le soleil se coucher sur la Corne d’Or. Je prends un Iskender kepab (lamelles de viande accompagnées d’une sorte de fromage blanc non sucré, succulent), et commande au garçon « üzüm suyu » (jus de raisin), la bouche en cœur, content de prononcer correctement. Seulement, le garçon nous explique qu’il n’y en a pas, pas plus que les jus de fruits que demande Sébastien. Il nous propose à la place du Salgam, que nous choisissons d’essayer bien sûr, car nous sommes là pour tenter des expériences. Il s’agit d’un jus de fruit à base d’olives noires et de cerises. Je le bois sans conviction. On ne m’y reprendra pas. Un thé et nous quittons les lieux. Nous traversons la rue et longeons les quais, amusés de voir le courant très fort de l’embouchure du Bosphore et de la Corne d’Or, et les petits bateaux amarrés qui tanguent et se secouent violemment tandis qu’à l’intérieur, imperturbables, des Turcs font griller de la viande. Sous le pont de Galata défilent les restaurants devant lesquels les patrons font les rabatteurs. Nous les longeons jusqu’au bout des galeries et remarquons que la rive nord d’Istanbul n’est pratiquement pas éclairée. D’ailleurs, contrairement à l’impression que nous avions eue le soir de notre arrivée, il y a très peu d’éclairages à Istanbul. La Nouvelle Mosquée, Topkapi et la mosquée d’Eyüp se détachent assez sur l’horizon, mais la mosquée de Soliman, qui domine pourtant la baie, est presque invisible. Nous achetons une pâtisserie, une sorte de feuilleté en forme de banane, frit et très sucré, gorgé de sirop, que Sébastien, s’aidant du guide, identifiera de retour à l’hôtel comme étant un « tulumba ».


Avant de rentrer nous visitons la gare, qui est une gare normale avec des trains turcs, c'est-à-dire sans lumière, et un immense portrait en bronze d’Atatürk, le Che Guevara d’ici. Alors c’est ici qu’arrivait l’Orient-Express ? Nous remontons vers notre chambre où, assoiffés par le tulumba, nous terminons la bouteille d’eau. Sébastien doit même retourner au supermarket, ouvert tard le soir, racheter une bouteille.

mardi 26 juin 2007

Voyage à Istanbul (2/15)



Lundi 7 juillet 2003.


Réveillé vers 6 heures par les bruits de la ville : trompes de bateaux, trafic, mouettes… C'est à 9 heures que je me lève pour terminer le compte-rendu de ma journée de la veille alors que Sébastien dort encore. Il se lève à 10 heures, trop tard pour le petit déjeuner. Nous rangeons nos affaires et reprenons la route de l'hôtel Erboy. Notre chambre est la 312, une petite chambre aux meubles verts, aux rideaux et aux couvre-lits rouges. Topkapi et Sainte-Sophie sont à quelques mètres - c'est donc tout naturellement par là que nous nous dirigeons. Nous passons devant la Sublime Porte, longeons les remparts de Topkapi par une petite rue qui monte, aux bâtiments de bois. Nous voilà devant la porte du palais, et devant celles de Sainte-Sophie. Nous ignorons les porteurs d'eau et les passants intéressés qui veulent s'improviser guides et nos pas nous mènent devant la Mosquée bleue, faisant dégouliner ses dômes et dressant ses six minarets. En face, derrière nous, Sainte-Sophie la rouge. Après être entrés dans la cour intérieure de Sultanahmet, nous laissons nos chaussures dans un sac et pénétrons dans la mosquée. Saisissement devant la beauté, l'immensité du lieu. Sous les cercles d'ampoules, nous ne sommes plus rien devant ces colonnes d'or et de faïence bleue. Nous jouissons du plaisir de marcher en chaussettes sur la moquette. Nous ressortons dans les jardins du monument, regardons la Marmara et la rive d'Asie, au loin, entre les maisons.


Une fois dehors, nous délaissons encore les quidams qui nous veulent du bien - " Hey ! You look Turkish ! Can I help you ? " - et poursuivons notre route vers le Grand Bazar. Le temps est assez clément, la mer nous apporte un petit vent agréable, mais la marche nous use vite. Je commence à avoir très soif, la bouche aussi sèche que si je mâchouillais une semelle. Nous entrons dans le Grand Bazar après avoir traversé des rues pleines de monde, de marchands ambulants, de voitures, de taxis, de tramways. Boutiques de bijoux, les unes à côté des autres, puis au détour d'une galerie : parfums et tissus, cuir à gogo, dans des mélanges d'odeurs captivantes. Il fait très lourd ici, nous ressortons et nous voilà dans le coin des vêtements : " tekstil ", c'est ce qu'annoncent tous les magasins. Mes jambes n'en peuvent plus, nous nous asseyons à même le sol dans une petite galerie marchande bâtie sur plusieurs étages. En contrebas, une fontaine offre un point de vue rafraîchissant. Cette fois, nous décidons vraiment de nous mettre à la recherche d'un café. Le quartier vers lequel nous allons semble plus porté sur l'alimentaire : les kebabs se suivent comme les bijoux, puis les tekstil, tout à l'heure. Nous dénichons une terrasse face à la Corne d'Or et à la tour de Galata et commandons du jus de cerise (" visne suyu "). C'est là qu'en potassant le Guide du Routard, Sébastien constate que nous sommes passés sans le savoir du Grand Bazar au Bazar égyptien. Nous nous prélassons un moment à l'ombre de notre terrasse, il est à peine 15 heures mais nous décidons de rentrer à l'hôtel non sans avoir acheté une bouteille d'eau et du jus de cerise au supermarché face à celui-ci.


De retour dans notre chambre, donc, nous nous rafraîchissons, nous nous prélassons, fourbus. Je ne suis pas loin de m'endormir et je crois que Sébastien en a été encore plus près. Vers cinq heures je me ressaisis pour écrire ces lignes, sous la chaleur qui est revenue et tandis que résonne le chant triste du muezzin.


Vers 18 heures, nous ressortons. Le temps dehors s'est de nouveau rafraîchi, la promenade est plus appréciable. Sébastien a repéré un petit restaurant sur le Guide du Routard, le Karadeniz, et nous y allons. Sébastien entre bille en tête, voulant suivre les conseils du Guide et s'installer au premier étage. Mais le patron ne veut pas que nous montions et nous désigne la terrasse, sans doute pour que nous restions visibles des passants. Nous nous asseyons, le serveur nous tend les menus rédigés en anglais, je commande un kebab en voyant inscrit le mot " eggplant ". Je me dis que ça doit avoir un rapport avec les œufs. Je m'attends à recevoir un plat contenant de la viande et une sorte d'omelette, quelque chose comme ça. Nous faisons connaissance avec notre voisin de table, un Français d'origine asiatique, N'Guyen, avec qui nous nous mettons à parler du Guide du Routard, justement, et des voyages que lui a fait. Il est à Istanbul pour le mariage d'une amie, mais il a aussi voyagé en Jordanie, en Syrie, au Vietnam, dans le Sahara… Ce qui explique qu'il arrive assez facilement à se faire comprendre des serveurs : l'habitude des voyages. Les kebabs arrivent sans se presser, et je me rends compte de mon erreur : " eggplant ", c'est l'aubergine. Je ne suis pas très fort sur l'aubergine, mais j'essaie tout de même de lui faire un sort. Je goûte au fameux " ayran ", yoghourt liquide salé, très rafraîchissant. Le plat est très épicé et s'achève par un thé turc, c'est à dire coriace. N'Guyen nous quitte et nous nous en allons peu de temps après. Nos autres voisins sont français aussi : deux femmes et deux enfants. Elles nous expliquent qu'elles viennent de Bulgarie où vit l'une d'elles, mais qu'elles ont eu des problèmes : elles devaient faire le trajet dans la voiture d'un mari, mais la Bulgarie possède une réglementation très stricte concernant les voitures qui passent la frontière, à cause des nombreux trafics de voitures volées. La femme n'ayant pas sur elle de papiers stipulant que son mari était au courant qu'elle conduisait sa voiture, elles ont dû se résoudre à rejoindre Istanbul en car.


Nous traînons un peu dans le quartier, au loin les supertankers se croisent sur le Bosphore dans le jour qui décline. Sur l'hippodrome de Sultanahmet nous admirons l'obélisque de Théodose, la colonne serpentine et l'obélisque muré dans le soleil couchant. À neuf heures commence le spectacle son et lumières en français à la mosquée de Sultanahmet. Nous nous y installons, un type passe et repasse en essayant de vendre du thé. Nous revoyons N'Guyen, qui mange du maïs grillé. Son et lumières sans surprise, le texte est dit par Jean Piat. Nous retournons tranquillement à l'hôtel. Le problème de cet hôtel, c'est qu'il n'y a pas d'air. Le temps à l'extérieur peut-être très doux, nous suons très vite… Une bonne douche, mon journal et au lit.

lundi 25 juin 2007

Voyage à Istanbul (1/15)


(Voici le premier épisode de notre grand feuilleton de l'été. Maintenant que je ne tiens plus mon journal intime en ligne, je peux à loisir en réutiliser les meilleures pages. N'est-ce pas d'ailleurs la période des best-of et autres rediffusions ? Retour donc sur un séjour stambouliote effectué en juillet 2003... L'occasion pour les nostalgiques de mon journal de s'y replonger un peu - et pour ceux qui sont arrivés après la bataille de se faire une idée de ce qu'ils ont raté. Les pauvres.)


Dimanche 6 juillet 2003.


Réveil à l'aube sans avoir dormi, comme de bien entendu. Je voudrais être quinze jours plus loin dans ce journal, et me lire comme un étranger. Ma mère est plus stressée que moi, puisqu'en ce qui me concerne je n'ai jamais l'inquiétude d'oublier quoi que ce soit : je constate que ces choses ont été oubliées, c'est tout, et je me maudis. Elle angoisse parce que Sébastien tarde à faire son apparition à la gare, alors qu'il n'est que 9 h 00 et que notre train part à ¼. Il arrive bien sûr, puisqu'il est écrit que tout doit se dérouler sans histoire, et nous entamons le premier trajet, de Laval au Mans, par train express régional, faisant une halte de quelques instants dans plusieurs petites gares. Le voyage commence en douceur, sur le mode mineur. Au Mans, nous prenons un deuxième train : le TGV pour Roissy, encombré de bagages et de jeunes anglais qui ont fait du wagon leur territoire, criant et gesticulant, faisant même partager à tout le monde leur goût sans faille pour la grande musique : La Macarena, I'm a Scatman… J'espérais secrètement qu'ils disparaîtraient de la surface du monde ferroviaire à Marne-la-Vallée, mais non, ils rentrent au bercail, dans leur Perfide Albion, nous devons donc nous les farcir jusqu'à Roissy.


À notre arrivée, il faut encore s'orienter, trouver le bon terminal, qui mène au bon guichet, qui nous indiquera la bonne porte d'embarquement. Nous grimpons, en traînant nos valises, escalators et escaliers, empruntons une navette qui nous dépose 500 mètres plus loin, à la porte B. Sébastien sort ses billets, le type au guichet nous enregistre et nous montre où nous devons aller : porte F, c'est-à-dire à l'opposé… c'est-à-dire à peu près d'où nous venons. C'est reparti, à pied cette fois, dans l'autre sens. Heureusement, nous avons tout notre temps : notre avion ne décolle qu'à 17 h 05. J'attrape un caddie au vol, y dépose nos sacs à dos et ma valise dont la poignée n'est pas pratique : la valise en elle-même est un peu trop ample et mes jambes un peu trop longues se prennent dedans. Je n'aime pas les aéroports, ces structures immenses et inhumaines où tout est loin de tout, et réciproquement. Nous arrivons, et l'attente commence. Sébastien fait l'aller-retour entre le tableau d'annonce des départs et son siège tandis que j'étouffe quelques fous rires à la lecture du Chameau sauvage de Jaenada. Il n'y a pas de temps perdu. Enfin, deux heures avant le départ, nous enregistrons nos bagages et passons le sas de sécurité sans faire sonner quoi que ce soit.


L'avion de la firme Alitalia qui nous attend est tout petit, une centaine de places à tout casser. Il fait quelques tours sur la piste, lentement, puis s'élance en oblique, perce les nuages, la Seine serpente au loin sous ces moutons géants, puis ils se regroupent pour former tapis, on croirait survoler une mer de glace. Nous laissons la France et toutes les arrestations d'Yvan Colonna du monde. Frugal dîner au-dessus des Alpes, on fait passer la Méditerranée avec un café. Nous redescendons, ciel dégagé sur des champs à perte de vue. Nous cherchons Rome des yeux, mais nous atterrissons avant.


Descente de l'avion à même le tarmac, et nous prenons place dans un bus qui nous conduit à l'entrée de l'aéroport. Là, nous cherchons sur les écrans la porte d'embarquement de notre prochain avion : C32. Nous suivons les autres voyageurs qui vont, eux aussi, à Istanbul. Nouveau passage au détecteur de métal, puis nouvelle navette, sur rail celle-ci. J'aime les aéroports, ces structures incompréhensibles : une fois arrivé là où vous vouliez aller, vous seriez bien incapable de dire, en regardant les bâtiments à travers les fenêtres, par où vous êtes entré… Ici, le sol est moquetté. Nous ne sommes toujours pas parvenus à changer notre monnaie : aucun bureau de change ne fait la livre turque.


Nous embarquons. Rome s'éloigne très vite, nous longeons la côte, Rome est une ville rouge. Mais l'avion amorce un demi-tour, nous revenons vers elle. Une histoire de couloirs aériens. Derrière nous, un jeune Turc, je crois, parle fort et lance des insultes en anglais, en rigolant grassement. Heureusement, il se calme assez vite. À côté de moi, une assez jolie Turque lit un livre. Couché de soleil sur la mer, l'horizon s'emmêle les pinceaux : rouge, orange, jaune, violet, vert, bleu… Puis la nuit tombe vite. Nous devinons au loin des reliefs de côtes illuminées. Le mal de crâne qui m'a saisi durant le premier trajet en avion revient de plus belle. Je pensais tout d'abord que c'était de fixer l'horizon en me déhanchant qui me produisait cet effet, mais c'est peut-être tout simplement la pression de l'appareil. Ça finit d'ailleurs par se calmer. Je ne touche pas beaucoup au repas donné dans l'avion : j'avais mangé le précédent. Sébastien teste leur thé, qui semble être une lavasse sans goût. Soudain, l'appareil amorce une descente alors que nous apercevons une côte pleine de lumières. Les hôtesses nous font remplir un questionnaire concernant le S.A.R.S. Et la pression se fait plus forte : nous atterrissons, à notre grande surprise. Déjà ? Mais il n'est que dix heures ! Atterrissage en catastrophe ? Non, nous nous étions juste trompés : nous pensions que l'horaire d'arrivée en Turquie (23 h 30) était indiqué en heure de Paris, mais c'était en heure locale. Il est bel et bien onze heures à Istanbul, et nous atterrissons assez brutalement sur le tarmac d'Atatürk.


Nouvelle course dans l'aéroport, à la recherche de nos bagages et d'un bureau de change. Je n'aime pas les aéroports, ces grandes structures vides à onze heures du soir… Passage à la douane où un fonctionnaire tamponne vigoureusement des papiers, et nous récupérons nos valises. Là nous pouvons changer nos euros en livres turques. On me donne soixante-quinze millions six cent mille livres turques contre les soixante euros que j'ai déposés. En fait je me suis fait entuber de dix euros : Sébastien en a changé cinquante et a reçu la même somme. Petite tentative pour appeler nos familles, mais les appareils téléphoniques refusent la carte bleue de Sébastien. Nous sortons de l'aéroport. Les " taksis " jaunes, qui la nuit sont orange, comme le disait Nabe dans Visage de Turc en pleurs, font la queue. Un type costaud prend nos bagages, les range dans le coffre et nous demande de l'argent. Non, merci. Nous indiquons notre hôtel au chauffeur : hôtel Erboy, sur Ebusuud Caddesi. Il ne voit pas où ça se trouve, je l'aide un peu : " Topkapi… " (je prononce bien comme il faut, Top-kapeu), mais il demande à d'autres chauffeurs, et la course commence. Les ceintures de sécurité à l'arrière servent de décoration et le chauffeur lui-même n'a pas la sienne. Course poursuite de taxis dans la nuit d'Istanbul. À notre gauche, des bars et des boutiques de luxe éclairés avec tout le kitsch nécessaire, à droite quelques bateaux en mouillage sur la Marmara. Notre taxi se faufile à coups de klaxons et nous pénétrons dans Istanbul. Et l'enchantement commence. Istanbul de nuit, c'est tellement beau qu'on se croirait à Eurodisney. D'un côté la Mosquée bleue, de l'autre Sainte-Sophie, illuminées toutes deux comme il se doit, et séparées par un vague terrain qui les rend irréelles, sortant de là impromptues et pathétiques, toutes bêtes dans leur beauté sublime.


Nous arrivons devant notre hôtel. Le chauffeur nous a surtaxé la course : Sébastien lui donne 25 millions. Ici, si tu ne la demandes pas, le chauffeur ne te rend pas la monnaie. Le nôtre s'engouffre donc dans son véhicule et repart.


Dans le hall de l'hôtel, le réceptionniste nous explique en anglais que pour cette nuit nous dormirons dans un hôtel tout proche, et que nous pourrons retourner à l'Erboy demain. Un de ses " amis " va nous y conduire… et nous voyons surgir un grand type voûté, dégingandé, les bras interminables le long du corps, des épaules à n'en plus finir, entre la créature de Frankenstein et un personnage d'Ed Wood. On le suit, c'est à deux blocs de là, à Hüdavendigar Caddesi, l'Orient-Express. Nous passerons donc notre première nuit stambouliote dans un quatre étoiles. Le porteur de cet hôtel-ci, qui ressemble un peu plus à un être humain, essaie de nous dire quelques mots en français. Je lui laisse un pourboire très chiche : 500 000 livres. La salle de bain est très confortable, nous l'essayons immédiatement, puis Sébastien zappe sur les chaînes de télé tandis que je rédige ces notes.