Richard reconnut tout de suite les lieux à son arrivée. Ça faisait plaisir de se retrouver un peu chez soi. Ce petit ruisseau à truites était logique comme une corde lisse dans un gymnase. Il aurait dû s’en douter. C’était Grider Creek, ou Tom Martin Creek, ou peut-être Salt Creek, ou les trois ensemble, ou tous les autres lieux de la Pêche à la truite en Amérique. C’était assez bizarre, comme si le paysage était exactement celui que Richard avait envie de voir à cet endroit là, à ce moment là. Comme si ce ruisseau était venu se jeter là dans le seul but de faire plaisir à Richard, comme une jolie fille qui se déshabille dans un rêve à 2 h 30 du matin.
Il s’accroupit et plongea ses doigts dans le ruisseau, comme pour vérifier un truc. Ses doigts ressortirent froids et mouillés. C’était donc bien vrai. Ce n’était pas un rêve, et pourtant c’était comme dans un de ses romans.
Richard eut un petit sourire intérieur, qu’il ne put afficher sur son visage. C’était comme si ce sourire, parti d’une petite pensée discrète, avait gaillardement parcouru la distance qui séparait le cerveau des zygomatiques et là, à quelques millimètres des joues, avait sombré dans un précipice. Bombant le torse pour inspirer l’air frais rempli d’odeurs de ruisseau à truites, Richard se dit qu’il réfléchirait à ce détail étrange plus tard. Un sourire qui tombe, ce n’est pas commun.
Ainsi bombant le torse, inspirant l’air à truites dans un grand frémissement de narines (sauf qu’aucune de ses narines ne se mit à frémir), Richard étouffa un cri en apercevant, face à lui, de l’autre côté du ruisseau, une énorme maison jaune à trois étages, étonnamment entourée d’une neige fraîchement tombée. Cette maison, il la connaissait, aussi sûrement que s’il l’avait bâtie de ses propres mains. D’ailleurs, n’était-ce pas ce qu’il avait fait ? Oui, il la connaissait, cette maison cernée par l’hiver, mais elle n’avait rien à faire dans un paysage automnal de pêche à la truite en Amérique. C’était ni plus ni moins que la maison des Hawkline. Ça alors ! À vrai dire, elle avait autant sa place ici qu’un immeuble de cent dix étages au milieu d’un terrain de base-ball. Richard eût l’air étonné d’un quaterback face à un adversaire de béton et d’acier, quand une très jolie femme habillée en indienne, surgissant de la première base, vint à sa rencontre. Elle ! Incroyable ! De mieux en mieux !
- Bonjour. Je suis Magic Child, dit Magic Child.
Il aurait pu dire quelque chose : qu’il le savait déjà, ou qu’il ne comprenait pas d’où elle venait ainsi, surgissant d’un de ses livres comme par enchantement, mais il ne sût quoi dire en premier, si bien qu’il fût tout juste capable de se taire.
Cherchant une contenance, il se tourna vers le ruisseau à truites, qu’il était rassuré de voir encore à ses pieds, s’agenouilla et plongea ses mains dans l’eau fraîche. Il voulût s’asperger le visage, mais lorsque ses mains remontèrent pour éclabousser son front, il ne perçut aucune humidité, sinon sur le col de sa chemise. Étonné, il se retourna : l’arbre derrière lui était trempé, et visiblement satisfait de cette petite douche gratuite. « Encore un mystère à ajouter à côté de celui du sourire qui tombe », se dit-il.
- Vous vous demandez sans doute où vous vous trouvez, dit Magic Child, comme répondant à la question qu’il était effectivement en train de se poser.
Ne pouvant toujours pas parler, il se redressa, fit un salut machinal de la main à Lee Mellon qui passait au loin avec un nouveau dentier approximatif (cinq dents en haut à gauche, une en bas à droite). Lee Mellon ! Qu’est-ce qu’il foutait là ? Petit à petit, tous les lieux et tous les personnages de ses romans se retrouvaient ici, dans ce paysage de pêche à la truite en Amérique. Paysage qui, de plus en plus, lui rappelait les rues de Tokyo. Bizarre, bizarre… Mais revenons à Magic Child, qui avait maintenant l’air ahuri du détective C. Card, ce raté qui ne pouvait s’empêcher de rêver à Babylone. Magic Card, donc, s’apprêtait à lui dire où il se trouvait.
- Quartier des Suicidés, dit C. Child.
Mais bien sûr, faillit-il s’exclamer en frisant sa moustache, sauf qu’il n’avait plus de moustache, ni de bouche en-dessous, ni de nez au-dessus. Mais bien sûr ! Il venait de se tuer à coup de fusil, comment avait-il pu oublier ça ?
Il ne s’était pas raté. C’était une consolation. Il baissa les yeux et sourit au ruisseau qui courait maintenant le long des rues de Tokyo. Il était content de voir qu’il n’avait pas disparu, qu’il était toujours à ses pieds, comme un chien fidèle. La mort, c’est un ruisseau à truites qui ne se transforme pas au dernier moment en escalier de bois.
C. Card, qui ressemblait maintenant à la jolie Pauline, lui dit :
- Tu vas pouvoir te changer, tu n’as qu’à suivre ce chemin en sucre de pastèque et entrer dans la maison en sucre de pastèque que tu vois là-bas. On te donnera des vêtements propres. Ta chambre, c’est la 8930. Juste à côté de celle de Hemingway, et pas très loin de celle de Jacques Rigaut, un Français. Vous pourrez vous raconter vos histoires de suicidés. Tu verras, ta chambre n’est pas géniale, mais ça devrait aller, pour écrire.
Richard fût un peu déçu de cette dernière phrase. Déçu et inquiet. Quitte à être mort, se disait-il, autant être bien installé. S’il y a un état qui peut s’éterniser, c’est bien la mort. Et puis, pourquoi devrait-il encore écrire ?
- C’est deux dollars la nuit, reprit Pauline. On paie au mois. Je vais te demander une caution, qui te sera rendue en cas de résurrection. C’est la règle…
Richard Brautigan, qui avait laissé dans l’autre monde 150 000 dollars de dettes, faillit s’étrangler. Ce qui, au point où il en était, n’avait guère d’importance. C’était bien la peine de s’être tiré une balle dans la tête : il allait encore falloir payer !
- Eh oui, reprit Pauline, ou plutôt Willard. Je sais, c’est dur à admettre. Mais on est tous pareil, tu sais. Moi aussi, il faut bien que je gagne ma mort.
Nouvelle publiée dans Le Journal de la Culture n°15, juillet/août 2005.
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