Mardi 13 juillet 2004.
Les météorologues italiens m’ont l’air plutôt alarmistes : ils annonçaient samedi pluie et orage pour le lendemain, or la journée de dimanche a été très belle. Ils pronostiquaient le soir de cette même journée un très beau ciel ensoleillé pour lundi, et la journée d’hier était grise et fraîche… enfin, leurs prophéties quant à la chute brutale des températures et le retour aux « normales saisonnières » pour jeudi seulement ont tourné court, puisque le soleil est revenu en force aujourd’hui. Carine, qui avait prévu gilet et bermuda, râle un peu : comment ses jambes vont-elles pouvoir bronzer maintenant ? Elle fera donc, tout le long de notre marche, des pauses fréquentes pour remonter son pantalon sur ses genoux.
Après avoir fait un peu de monnaie au supermarché du coin en achetant des gâteaux à la noix de coco, nous nous engouffrons dans le métro et descendons à Flaminio, pas très loin de la villa Borghèse. Nous faisons croire à Carine — à qui nous ne cessons de reprocher d’avoir préféré le musée étrusque samedi dernier à la galerie Borghèse — que nous voulons y retourner. Nous aimerions d’ailleurs le faire si nous en avons le temps, avant la fin du séjour, mais pour aujourd’hui c’est raté : nous avons décidé de consacrer cette journée au Trastevere. Mais nous ne voulons pas quitter Rome sans avoir vu le mausolée d’Auguste, à quelques mètres de la piazza del Popolo. Entouré de monuments fascistes massifs, le mausolée, malgré sa taille, donne une impression de gâteau écroulé, sans doute parce qu’il se trouve en-dessous du niveau de la chaussée. De face pourtant, l’entrée est gigantesque. Nous partons en direction des rives du Tibre, Carine met à la marche un peu beaucoup de mauvaise volonté, mais elle a visiblement mal aux jambes de nos errances quotidiennes. Nous faisons une première halte devant le palais de Justice, monumentale façade blanche ornée de statues et d’un quadrige à son sommet. J’ai prévu ma casquette qui est la bienvenue, puisque j’ai déjà le crâne rouge comme un cul de babouin. J’ai attrapé quelques coups de soleil mais je ne les sens pas.
De nouveau en route, nous repassons devant le château Saint-Ange pour rejoindre le Janicule. À Istanbul, autre « ville aux sept collines », celles-ci étaient beaucoup plus drues ! Les romaines font pâle figure à côté, avec leurs pentes douces comme miel… Et pourtant, une fois au sommet du Janicule, avec la statue équestre de Garibaldi dans le dos, il faut reconnaître que le panorama est beau. On revoit tout ce qu’on a déjà vu de plus près, le château Saint-Ange, la basilique Saint-Pierre — il suffit de traverser la place pour la voir toute proche —, l’église de la Trinité-des-Monts en restauration, le Panthéon, le Colisée, le Palatin, la mongolfière de la villa Borghèse… Ce serait une remarquable façon de finir un voyage, mais nous n’en sommes pas encore là. Après une pause assez longue à l’ombre, Carine s’appliquant de nouveau de la crème solaire, et nos trois bouches mastiquant les gâteaux achetés le matin même afin de libérer un peu le sac de Sébastien, nous sommes repartis. Nous suivons la sinueuse voie Garibaldi, que nous ne sommes pas loin de perdre par moments, parce que nous souhaitons voir l’église Santa Maria in Trastevere. Nous rencontrons sur notre route l’imposante et rose ambassade d’Espagne, quelques monuments fascistes, un escalier raide qui descend vers une église qui n’ouvrira pas avant une demi-heure. Carine le signale à Sébastien qui s’apprêtait à descendre, parce qu’elle n’a visiblement aucune envie de remonter les marches ensuite. Nous poursuivons donc notre route et, au travers de ruelles pauvres et animées, vides de touristes et bourrées de Vespa, nous atteignons la basilique Santa Maria in Trastevere sur une petite place tranquille. Un harmonium joue en sourdine dans cette vaste église au plafond à caissons dorés du Dominiquin. La beauté du lieu est saisissante : le fond doré des mosaïques de l’abside donne un aspect byzantin au lieu. Alors que nous sommes assis sur un banc à observer bouches bées les détails de cette abside, le prêtre (je suppose), qui se fait guide, nous aborde en anglais et, voyant que nous parlons français, se lance dans des explications en français, rappelant la naissance de cette église, construite par saint Calixte. Il s’agit de la première église catholique de Rome. Il insiste sur les six panneaux brossés par Pietro Cavallini et résumant la vie de la Vierge : Naissance, Annonciation, Nativité, Épiphanie, Présentation au temple et Dormition. Il nous désigne aussi le pavement très élaboré de l’église, celui d’origine et le pavement restauré. Nous continuons dans la grande chapelle à gauche de l’autel, où il nous montre les emplacements des huit statues volées par les troupes de Napoléon (« Tout ici va par huit, nombre magique, l’infini… »), les pattes de lion des bancs dessinés par Michel-Ange dans un style très sobre, pattes de lion censées éloigner le malheur, nous explique avec gestes à l’appui et en prenant pour exemple le guide de Sébastien et sa main, ainsi que le plan de Rome que tient Carine, l’utilisation de trois sortes de bois très précieux pour y peindre le tableau du fond. Sur chaque côté, se faisant face, se trouvent deux épisodes du concile de Trente. Une allégorie de la Justice écrase sous ses tablettes le Mal aux cheveux en serpents, dont le ventre grouille d’insectes et de bêtes maléfiques. Notre guide nous raconte alors que son livre d’histoire à l’école portait sur la couverture ce détail du tableau. Il a l’air ravi de s’exprimer en français, ne trouve pas toujours le mot correspondant à ce qu’il veut dire en italien ou n’est pas sûr qu’il s’agisse du bon, et répète plusieurs mots similaires pour que nous comprenions bien. « Pesante… pesante…Come dice ?... Lourd ?... Lourd… Jé vais lé rajouter à mon vocaboulaire… » Il nous raconte l’histoire des tombeaux d’Innocent II et de Calixte III, nous montre sous le gisant d’Innocent II la scène de la mort de la Vierge, où celle-ci est représentée — pour la première et peut-être la dernière fois — vieille et enlaidie par la souffrance. Il nous amène à la chapelle baroque de Gherardi, où se trouve un magnifique trompe-l’œil à la manière de Borromini : un jeu extrêmement précis sur la perspective incite à penser que le tableau représenté est immense et loin du spectateur, alors qu’il est petit et très proche. Même en le sachant, il est quasiment impossible de se figurer que nous sommes devant un trompe-l’œil. Comme il voit que nous continuons la visite de la basilique, il revient vers nous et à chaque fois c’est comme s’il nous montrait, à nous et à nous seulement les secrets de cette église qui prend de plus en plus d’importance à nos yeux à mesure que nous la découvrons vraiment. Il nous montre la firma, la signature, come dice ? du Dominiquin, discrète dans un espace vide du plafond : un ange, « perque il était très bel, avé lé visage comme oun ange… » En quittant enfin la basilique, jetant un dernier regard aux fragments lapidaires du mur de l’entrée, je songe que nous venons peut-être de vivre notre plus belle découverte de ce voyage.
Nous nous mettons en route pour l’église Santa Cecilia in Trastevere, mais nous rebroussons chemin bientôt, parce qu’elle est plutôt loin. Nous avons bien fait, d’ailleurs, puisque mon guide m’apprendra ensuite qu’on ne peut la visiter qu’entre 11 heures et 12 h 30 (mais peut-on faire confiance au Routard ?). Une station prolongée sur un banc de la place Mastai, où des flics intiment l’ordre à un vagabond, visiblement, de tenir son chien en laisse, parce que sa présence à la porte d’une boutique en effraye les éventuels clients. Repartis de plus belle, nous traversons le ponte Cestio pour entrer sur la petite île de Tibère, admirant au passage le Tibre glissant sous nous et la seule arche qui reste de l’antique ponte Rotto. Carine ne suit plus que contrainte et forcée, crochetant le bras de Sébastien. Nous passons devant l’hôpital Fatebenefratelli et pénétrons dans l’église San Bartolomeo au moment même où son gardien allait en fermer les grilles. Nous n’avons donc que peu de temps pour voir cette église du Xe siècle qui ne craint pas les mélanges de styles et d’époques.
De retour sur la rive droite du Trastevere, nous tombons sur le colossal théâtre de Marcellus et le forum Olitorio. Nous entrons dans l’église San Nicola in Carcere, du XIIe siècle. Nous n’y restons pas longtemps, je crois que nous sommes tous fatigués. Et puis il ya dans cette église un Chemin de croix extrêmement laid, peint par un artiste contemporain, avec dominantes de rouge et de noir, ce qui gâche l’ensemble du lieu.
À petits pas, Carine étant de plus en plus pendue à cette espèce de rampe ambulante qu’est devenu Sébastien, nous nous retrouvons aux environs de la place Farnèse, où le Routard prétend que tous les 13 juillet, des festivités s’organisent pour la fête nationale française. Tout d’abord, nous entrons dans un magasin AS Roma Store, où Carine achète enfin un maillot à son copain. Puis nous revenons nous asseoir devant le palais Farnèse, près des carabiniers qui montent la garde. Sur la place, des gamins maigres jouent au ballon, une femme lance à son chien une bouteille d’eau pour qu’il la rapporte, un homme demande son amie en mariage, un genou à terre. Les serveurs des restaurants autour de la place, ainsi que quelques badauds, applaudissent au « oui » de la femme. Des gens rentrent dans l’ambassade de France où se prépare un banquet, mais sur la place rien n’annonce une quelconque soirée. Sébastien comprend que les carabiniers expliquent à un couple de Français que la fête se passe à l’intérieur du palais. Effectivement, il y a bien un banquet, mais il fallait réserver pour y participer… Sébastien et moi ne sommes pas trop déçus, puisque nous n’apprécions pas particulièrement ce genre de réjouissances, mais Carine trouve que l’ambassadeur aurait pu faire un effort pour de petits Français comme nous. Nous rentrons donc par le 64 bondé à notre hôtel pour une douche qui s’imposait, et nous redescendons manger au même endroit qu’avant-hier, où nous nous régalons, moi avec des spaghetti alla carbonara, une crème au caramel et un Cappuccino, mes compagnons d’épopée avec des spaghetti aux clam’s pour Sébastien, une pizza au jambon cru pour Carine. Celle-ci regrette juste que son « copain », le serveur francophone de la dernière fois, ne soit pas de service. Parce qu’elle lance un « Ach, so ! » impromptu alors qu’un autre garçon installe la nappe sur notre table, celui-ci la prend tout d’abord pour une Allemande, ce qui nous amuse beaucoup. Nous rigolons d’ailleurs sans arrêt : c’est la fatigue qui se fait sentir. Carine a vraiment très mal à la jambe droite, aussi, avant de rentrer dans notre chambre, nous l’accompagnons dans la sienne où Sébastien lui prodigue massages et étirements qui la ravigotent un peu. C’est qu’il faut qu’elle tienne jusqu’à dimanche !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire