vendredi 20 novembre 2015
lundi 16 novembre 2015
Journal
Dimanche 15 novembre 2015.
Ça
y est, toutes les victimes ont été identifiées, la France vit une espèce de
gueule de bois ininterrompue depuis vendredi soir. Il semble tout de même que
le mot d’ordre soit : « Même pas peur ! » Les terroristes
ont visé des lieux culturels et des quartiers populaires, ce sont des terrasses
de cafés et de restaurants qui ont été arrosées à la kalachnikov, et la réponse
la plus spontanée à ces attentats semble être, sur le mode du slogan Je suis Charlie qui a été lancé dès le 7
janvier : Je suis en terrasse.
Pierre a posté sur son mur, sous la sentence : « Nos soirées ne sont pas négociables ! » une photo
d’Anne B., dont on ne voit que les jambes (sublimes et bottées), dans une
très courte robe noire, un verre de rouge à la main. Puisque les djihadistes
nous ont pris pour cible dans ces moments de joie, de convivialité, de fête, de
musique, nous n’avons à leur opposer que cette résistance là : continuer à
s’installer en terrasse, à faire la fête, à s’amuser entre amis. Je trouve une
formule à la con, comme toujours : « Dans
apéro, il y a “héros” ! » C’est dérisoire, c’est absurde, bien
sûr, c’est exactement le genre de comportement dont un Philippe Muray se
moquerait – et pourtant, à ce moment, c’est ce qui semble le comportement le
plus juste. L’apéro comme acte de bravoure, il fallait y penser ! Parce
que nous avons grandi dans un pays libre, que nous n’avons pas connu la peur,
le couvre-feu, le risque d’essuyer une rafale de mitraillette à chaque fois
qu’on traverse la rue, et que nous ne voulons pas renoncer à cette liberté, à
cette insouciance là. Prétendre que l’on continuera à s’installer à la terrasse
des cafés, à se rassembler, c’est refuser la peur. Refus puéril, naïf, bien sûr :
la peur est bien présente, palpable, et la foule rassemblée place de la
République à Paris a vécu un grand mouvement de panique quand des crétins se
sont amusés avec des pétards – la peur est là, donc, mais nous n’en voulons
pas.
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vendredi 13 novembre 2015
Une splendide désolation
À
l’heure où ceux qui s’intéressent un peu à l’espace ont les yeux tournés vers
Mars où l’on a découvert des traces d’eau à l’état liquide, Mars que le robot
Curiosity arpente tranquillement et qui pourrait bien être la prochaine
destination des astronautes, Mars où Matt Damon a déjà réussi à faire pousser
des patates en les attendant ; à l’heure où ceux qui s’intéressent
vraiment beaucoup à l’espace suivent
les pérégrinations de la sonde New Horizons autour de Pluton ou placent tous
leurs espoirs d’un monde meilleur dans l’exoplanète Kepler-452b ; à
l’heure où les astrophysiciens s’arrachent les cheveux (ou ce qui se rapproche
le plus du concept de cheveu chez les astrophysiciens) sur des questions
d’énergie noire, de boson de Higgs et de matière noire ; à l’heure où je
suis sur le point de me prendre les pieds dans le tapis de cette phrase si je
ne la conclus pas rapidement, j’ai décidé de relire Bivouac sur la Lune (Of a
Fire on the Moon) de Norman Mailer, grand reportage consacré à la mission
Apollo 11 et au petit pas de Neil Armstrong sur notre bon vieux satellite. Oui,
je suis démodé. Il n’y a qu’à voir comment je m’habille.
C’était
donc en 1969 et cet été-là, l’été de la Lune, Norman Mailer couvrait l’événement
avec une multitude d’autres journalistes, piégé avec eux par l’actu brûlante,
entre la salle de commandes de Houston et les télévisions du monde entier,
rediffusant en boucle les images floues, fantomatiques, du premier pas de
l’homme sur un sol extraterrestre.
« That’s one small step for a man ; one giant leap for
mankind. »
Une
phrase qui vaut bien le début de ce roman de je ne sais plus qui : « Au commencement, Dieu créa le ciel et
la terre »… Parce qu’il y a de la mystique dans ce livre qui fait des
machines des êtres surnaturels, des Dieux adaptés à notre époque technologique.
Et il y a de la science-fiction dans cet essai consacré à un événement réel, à
une expérience humaine qui, filmée, archivée, analysée, demeure d’une certaine
manière inconcevable, impossible à assimiler…
Buzz
Aldrin lui-même, devant le spectacle de l’astre lunaire qu’il s’apprêtait à
fouler du pied, n’en revenait pas : « Un
ciel noir de minuit et pourtant sur le sol lunaire, “on pourrait presque
retrousser ses manches de chemise et se faire bronzer, devait dire Aldrin. Je
me rappelle avoir pensé : ‘Bon sang, si je ne savais pas où j’étais, je
pourrais croire que quelqu’un a créé ce paysage quelque part dans l’Ouest pour
nous faire effectuer encore une simulation.’” » Une incrédulité qui
fera recette : peut-être que tout a été filmé par Stanley Kubrick dans le
désert du Nevada…
Qu’il y ait eu
des sceptiques en 69 peut se comprendre, mais que les théoriciens du complot,
aujourd’hui encore, mettent en doute le fait que des hommes soient allés sur la
Lune, est fascinant. Non seulement ils y sont allés, mais ils y sont retournés
six fois entre 1969 et 1972 ! Au vu du nombre de missions spatiales
effectuées depuis les années 60, sachant qu’à 400 kilomètres au-dessus de nos
têtes naviguent en permanence l’ISS et son équipage, il serait tout de même
très étonnant qu’en 2015, on n’ait toujours pas réussi à poser les pieds sur
cette foutue Lune !… Mais que des gens continuent à en douter ne fait que
confirmer l’aspect irréaliste de l’expérience. Devant ces images mille fois
revues de Neil Armstrong et Buzz Aldrin marchant avec légèreté sur le sol
lunaire, plantant le drapeau américain maintenu par une tige de fer pour donner
une impression de flottement, on a encore l’impression d’assister à un rêve. Au
fond, ces images n’ont guère plus de réalité pour nous que les planches de
l’album de Hergé On a marché sur la Lune,
ou que le Voyage dans la Lune de
Méliès ! L’expérience réelle de
l’exploration lunaire par les astronautes de la NASA n’a rien enlevé au
potentiel fictionnel de la Lune : une autre théorie du complot prétend que
si l’homme a bien marché sur la Lune, il n’était pas seul, et qu’on y a
retrouvé des infrastructures prouvant l’existence des aliens ! La photo
floue est l’arme de prédilection du « complotiste » : plus on
l’ausculte, moins on y voit, et moins on y voit, plus on peut bâtir de théories
imaginaires… On peut déjà parier que lorsque, dans quinze ou vingt ans, des
astronautes fouleront le sol de Mars, les images qu’ils nous enverront
n’enlèveront rien à la magie des Chroniques
martiennes de Bradbury ou du Cycle de
Mars d’Edgar Rice Burroughs…
Norman Mailer
est pleinement conscient de la démesure de l’événement, qui dépasse d’avance
tout ce que les images télévisées pourront en montrer, de même que le
visionnage en boucle des Boeing s’encastrant dans les tours du World Trade
Center finit par déréaliser le réel. Quand la réalité dépasse la fiction, la
fiction peine à s’en emparer. Trop formidable, la réalité déçoit. « C’était l’événement de sa vie, et
pourtant ç’avait été un événement morne. Le langage dans lequel on allait
désormais chanter cet extraordinaire bond promettait d’être aussi plat que la
musique d’une harpe sans cordes. Le siècle avait ôté les mots à toutes les
mélodies. »
Cette semaine
qui allait voir l’homme, aidé de la machine, voler le feu divin et se propulser
hors de l’attraction terrestre, faire du ciel son domaine, avait quelque chose
d’apocalyptique – une gigantesque hérésie. « Car
l’idée que l’homme partait pour accomplir le désir de Dieu était ou bien le
cœur même de la vision ou bien un anathème envers cet authentique ange du ciel
dont les feux dans leur ascension allaient violer le sanctuaire. Un vaisseau de
flammes était en route pour la Lune. »
Alors,
puisque les images sont impuissantes à saisir l’événement dans son ampleur,
puisque la réalité déborde le cadre, Norman Mailer décortique cette semaine de
juillet de long en large, à deux reprises, dressant d’abord la psychologie des
astronautes, puis celle des machines ; décrivant le lancement de Saturn V
et l’alunissage du point de vue des journalistes, puis de celui des trois membres
d’équipage de la fusée.
« Personne ne pouvait être préparé à
ça. Les flammes se déversaient en cataractes contre la pointe du bouclier
protecteur, puis ruisselaient sur le sol pavé par les deux caniveaux opposés
creusés dans le béton, deux rivières souterraines de flammes qui débouchaient à
l’air libre de chaque côté à une trentaine de mètres plus loin, puis coulaient
encore sur une trentaine de mètres. Deux formidables torches, comme les ailes
d’un oiseau de feu jaune, couvraient tout un champ de l’épanouissement jaune
vif des flammes, et au milieu de tout cela, blanc comme un fantôme, blanc comme
le blanc du Moby Dick de Melville, blanc comme l’autel de la Madone dans la
moitié des églises du monde, ce svelte vaisseau à trois étages, angélique et
mystérieux, s’élevait sans un bruit au-dessus de son incarnation de flammes et
commençait à s’élever lentement dans le ciel, aussi lentement que pourrait
nager le Léviathan de Melville, aussi lentement qu’on pourrait nager en rêve
quand on veut remonter à la surface. »
Ces
images vues et revues de Neil Armstrong descendant l’échelle du LM, flou et
presque translucide, comme un fœtus vu en échographie, ces photos de Buzz
Aldrin saluant le drapeau américain ou faisant face à l’objectif d’Armstrong,
en viennent à nous faire oublier que tout, ce 20 juillet 1969, était nouveau,
était pour-la-première-fois. Comment savoir si le LM, le module lunaire, conçu
exprès pour cette fonction, allait réussir à se poser sur le satellite et s’il
allait pouvoir repartir ? Comment savoir ce qui allait attendre les trois
hommes perdus en orbite autour de la Lune ? Les longues hésitations, les
mouvements flottants et malhabiles des astronautes, comme un bambin qui
effectue ses premiers pas et se rattrape in
extremis aux barreaux de son parc, ont quelque chose de risible, et Mailer
décrit les éclats de rire des journalistes assistant à ce spectacle devant la
télé. N’empêche que tout était nouveau, même l’ancien – même le fait de
remarquer que poser le pied dans la poussière imprime sur le sol une empreinte
de botte. « Il aurait peut-être été
plus extraordinaire d’apprendre qu’aucune empreinte ne se marquait dans la fine
poussière de la Lune, ou bien que cette poussière était phosphorescente, mais
c’était quand même un émerveillement de constater que la poussière de la Lune
réagissait comme la poussière sur la Terre. Voilà au moins une question à
laquelle on avait trouvé une réponse. » Malgré tout, c’était un
spectacle qui portait en lui-même son épuisement, son insatisfaction :
l’extraordinaire transformé en émission de télé. Et les bondissantes allées et
venues des astronautes, leurs expérimentations, leur écoute religieuse du
discours de Nixon – « C’est
certainement le coup de téléphone le plus historique que l’on ait jamais
donné » avait dit le président. « Ricanement
dans l’assistance. Le coup de téléphone le plus coûteux que l’on ait jamais
donné ! » – tout cela finit par ringardiser le sublime. « Tout compte fait, c’était un public
du XXe siècle, et pour qui tout se démodait rapidement. Au bout
d’une heure et demie de marche sur la Lune, ils commencèrent à s’ennuyer :
certains même filaient discrètement. Dans toute la salle on sentait le désir
unanime des journalistes d’aller se réconforter en prenant un verre. L’ennui
s’épaississait. L’humeur maintenant était celle qui peut régner lors du dernier
quart d’heure d’un match de football dont on attendait beaucoup et dont le
résultat s’est révélé décevant. »
Reste
l’expérience intime des trois hommes les plus seuls du moment (prix spécial de
la Solitude décerné à Michael Collins, le seul des trois qui n’aura pas
l’occasion de marcher sur la Lune) que Norman Mailer s’emploie alors à
ausculter avec minutie. Leur voyage est relaté quasiment heure par heure, au
rythme des échanges entre l’équipage d’Apollo et la base de Houston, des
échanges incompréhensibles pour le commun des mortels mais aussi des
plaisanteries, des répétitions de données techniques ou de pures banalités.
Surtout,
Norman Mailer excelle une fois de plus dans la description des machines. Ses
pages consacrées au LM, ce véhicule purement fonctionnel, conçu sans le moindre
souci d’esthétique, sont parmi les plus belles du livre. « C’était aussi la première fois dans l’histoire qu’on avait conçu
un véhicule habité qui ne fonctionnerait jamais dans l’atmosphère. Le LM était
la machine transportant le pionnier dans les profondeurs du vide de
l’espace : il était conçu pour ne travailler que dans le vide, il se
serait effondré aussitôt s’il avait été obligé de voyager sans protection dans
l’atmosphère ; bien mieux, on l’avait apporté de la Terre comme un embryon
dans la matrice du SLA, on l’avait relié seulement plus tard au module de
commande puis injecté en trajectoire lunaire comme un bébé au sein. » Plus
loin, ce bébé prend « l’air d’un
chat dément, d’une araignée qui aurait pris du LSD ou d’une nouvelle espèce de
tourteau ». Puis c’est un scarabée, un vieux canasson malade : « Comme la chaleur du Soleil allait le
cuire durant l’alunissage et d’autres périodes où le contrôle thermique passif
serait impossible, le LM était protégé par des isolants, noir, orange, argent,
aluminium, jaune, rouge et or, qui le faisaient étinceler comme un scarabée,
dans la lumière, étinceler comme une vieille haridelle dans un carnaval de
mendiants. »
Lorsque,
s’étant décroché du module de commande resté en orbite, le LM se pose sur la
Lune, Buzz Aldrin, qui a apporté un kit de communion, prend le pain, le vin et
le calice, et consacre l’événement. « “J’aurais
voulu observer comment le vin coulait dans cet environnement, mais le moment
n’était vraiment pas approprié. La façon dont il coulait dans le calice n’avait
pas d’importance ; ce qui importait c’était que le vin fût dans le
calice.” – Et aussi on peut le supposer de ne pas renverser ce saint sang du
Seigneur. »
Neil Armstrong
d’abord, puis Buzz Aldrin, s’extraient du LM avec difficulté, encombrés de
leurs combinaisons, « le corps de
l’homme de l’espace s’en allant dans le monde lunaire comme un piano droit à
qui des déménageurs font négocier un tournant de l’escalier », et sont
alors partagés entre l’émotion de l’instant et le rappel dépassionné de la
raison de leur présence ici. Si Armstrong ne perd pas de vue sa mission et se
lance rapidement dans la collecte des échantillons à rapporter sur Terre, Buzz
est plus lyrique :
« Quand il atteignit le sol, Aldrin fit
un grand bond pour remonter l’échelle, comme pour goûter les plaisirs d’une
pesanteur d’un sixième. “Merveilleux, c’est merveilleux !” s’exclama-t-il.
Armstrong : “Extraordinaire, hein ? Quelle vue splendide !”
Aldrin : “Une splendide désolation.”
[Magnificent desolation] »
Buzz Aldrin a
plus tard confié, dans un film consacré à la mission Apollo 11, que si
Armstrong a été le premier à marcher sur la Lune, il a été, lui, le premier à y
pisser, dans le réservoir de sa combinaison, alors qu’il faisait une pause sur
l’échelle du LM. Il y a toujours un moment où la poésie se prend une rafale de
chevrotine…
Il y avait eu
les grands explorateurs du XVe siècle ; il y avait eu les
premiers colons qui s’installèrent dans les treize États fondateurs de l’Amérique ;
il y avait eu la Conquête de l’Ouest – et la Terre finit par ne plus avoir de
véritables secrets pour ses habitants. Les nouveaux continents inexplorés se
trouvaient dans l’espace. Les fusées remplacèrent les caravelles, et les astres
au-dessus de nos têtes devinrent autant de territoires à conquérir. Évidemment,
il fallait que le premier drapeau à flotter sur un sol extraterrestre fût
américain : c’est aussi un peu John Wayne qui a marché sur la Lune le 20
juillet 1969 ! Comme Christophe Colomb s’attendait à rencontrer des hommes
de douze coudées combattant contre des griffons quand il entreprit son premier
voyage vers les Indes, s’inspirant de l’Imago
Mundi de Pierre D’Ailly, on a voulu peupler l’espace d’êtres
extraordinaires, proches de nous mais plus intelligents, souvent plus dangereux…
En tout cas, on ne manquerait pas d’espace pour nos futures expéditions. Dans
ses Chroniques martiennes, Ray
Bradbury fait des Martiens de nouveaux Indiens d’Amérique, que des cow-boys
modernes avides de nouvelles terres viennent exterminer sans le moindre
scrupule. On peut en conclure que les Martiens ont bien fait de ne pas exister,
et la Lune d’être parfaitement inhabitable. Ce qui ne l’empêche pas,
finalement, d’être devenue, durant quelques années, un boulevard sur lequel
douze paires de bottes ont marché…
lundi 2 novembre 2015
Vers le fantastique, 8
- Atelier n° 8 : par le trou de la serrure.
Le défi, pour cette proposition,
va être d’organiser une suite de lanceurs d’écriture alors même qu’on n’a pas
visibilité globale sur une possible histoire, qu’on n’a pas de plan ni de
scénario. (…) Dans cette obscurité de l’intuition on va aller planter autant de
minuscules fils qu’il sera possible. Et c’est l’empreinte cumulée de tous ces
liens partiels qui vous autorisera à vous saisir du corps invisible de l’histoire par définition impensable. (…)
Et si vous numérotiez ? Ça
facilitera amplement. Attention : non pas 1, 2, 3, 4 etc., là ça
paralyserait. Mais, votre histoire ou votre livre ou votre film ou votre rêve
fantastique, par exemple le numéroter de 1 à 100. Puis, chaque mini-fragment
que vous écrirez, le situer dans cette numérotation. Peut-être allez-vous
écrire le 47 puis le 64 puis le 18 ou le 5 et le 20 ou le 95. C’est très
important pour ce qu’on tente, probablement c’est même décisif. C’est ce qui va
autoriser que chaque fragment soit autonome, et n’ait pas besoin de bord avant
ni de bord arrière.
Par le trou de la serrure
16. – Après tout, si les murs ont des oreilles, pourquoi
n’auraient-ils pas aussi des bouches ? 3. – Dans la lumière des phares on finissait par se demander si ce
n’étaient pas les essuie-glaces eux-mêmes qui provoquaient la pluie, si leur
balai incessant n’était pas ce qui projetait ces trombes d’eau devant la
voiture. L’averse, en tout cas, semblait avoir une motivation propre. C’était
comme si le mouvement régulier de ces baguettes, minuscules au milieu de la
tempête, avait le don d’irriter celle-ci, de décupler sa fureur, comme le vol
d’une mouche pourrait rendre fou un individu déjà peu enclin à la patience. 19. – Tout, ici, hurlait. 87. – « Ça fait un moment que t’es
parti, on espérait quand même que tu reviendrais pas les mains vides »,
lança le plus costaud des deux, avec un regard mauvais. 53. – Cette fois, il était vraiment sûr de ne pas être seul ici. Et
ça ne le rassurait pas du tout. A priori,
la présence qu’il ressentait quelque part autour de lui n’était pas là pour
faire un Scrabble. 22. – Tout
hurlait. 14. – C’était comme si les
murs, les couloirs, les plaques du faux-plafond, les portes des chambres, la
poussière, le papier peint, les quelques appareils qu’ont trouvait abandonnés
ici ou là, potence médicale, table roulante, fauteuil défoncé, pot de fleurs
sans fleurs, scène en carton d’un théâtre de marionnettes, bout de guirlande
encore scotché sur un mur, comme si tout cela n’en pouvait plus du silence qui
régnait ici, même à l’époque où il y avait encore de la vie, ce silence
d’hôpital, ce silence qui enveloppait le bâtiment, chacune de ses ailes, ce
silence que tout l’asile semblait suer
comme un corps dévoré par la fièvre. 35.
– Il souleva le plateau métallique et découvrit, gravé au couteau dans le bois
de la table, en majuscule resserrées, minutieuses : JE SERAI DE RETOUR À
17 h 15. DIS-MOI BONNE CHANCE. BÉA. Instinctivement,
il regarda sa montre et constata qu’il était 17 h 14. Il en ressentit une
légère inquiétude. Bien sûr, ce message avait été écrit il y a longtemps, mais
c’est comme s’il s’attendait à voir surgir cette Béa. Qui était-elle ? Et
d’où revenait-elle à 17 h 15 ? Pourquoi fallait-il lui souhaiter bonne
chance ? Et à qui s’adressait ce message gravé en secret sur un coin de
table ? Il n’avait aucune envie de se préoccuper de ça. C’était de
l’histoire ancienne. Il fallait que
ce soit de l’histoire ancienne. Alors pourquoi, bon Dieu, pourquoi s’en préoccupait-il ? 36. – Il était 17 h 15. 27.
– Tout hurlait. 7. – Le type de
l’hôtel lui avait dit que personne ne l’accompagnerait à l’ancien asile. 93. – « Vous croyez quand même pas
que j’vais vous faire cadeau des réparations, si ? »
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samedi 17 octobre 2015
jeudi 15 octobre 2015
Bag of Bones [épisode 15]
La grande différence entre Björk
et les Bag of Bones, tu vois, c’est que nous, si on devait jouer dans un grand
festival de rock, on n’annulerait pas notre tournée au dernier moment. Dans les
Bones, on a le respect du public, on est comme ça, le cœur sur la main, on
donne tout ce qu’on a dans le ventre, on fout pas toute une orga dans la merde
une semaine avant le concert. Y’a des choses qui se font pas, c’est tout.
Bon,
il faut dire que nous, pour l’instant, on en est encore au stade où jouer dans
un festoche d’été, c’est le rêve, quoi. Forcément, si on nous en donne
l’occase, on va pas se barrer juste avant pour se faire remplacer par Foals,
ils seraient capables d’être meilleurs que nous !
Tout
ça pour dire qu’à partir du moment où on a réussi à s’inscrire pour le off des
Trois Ef, il était hors de question que l’un de nous tombe malade, se blesse ou
se fasse enlever par des aliens. Ce genre de faute professionnelle, t’oublies
tout de suite. C’est encore grâce à Florian qu’on a pu jouer. Entre deux bières
au 6par4 il a réussi à tanner Jeff Foulon et à lui refiler notre démo, et nous
voilà programmés avec les autres, avec le nom du groupe sur les affiches, notre
photo dans la brochure officielle du machin, tout ça… Y’a pas à dire mais
Florian, depuis qu’il a quitté le groupe, il est devenu vachement utile !
Évidemment,
on a répété comme des bêtes pour le grand jour. Moi, je voulais prouver au
monde entier, à commencer par la presse locale, que mon jeu de batterie n’était
pas pourri du tout. J’ai quasiment pris des cours particuliers avec Steven à la
basse, et vas-y qu’on s’accorde, et vas-y qu’on joue bien bien ensemble, bien
carré, impec. J’étais chaud bouillant. Du coup j’ai chopé un rhume pile poil
pour le grand jour, mais j’ai quand même fait le show, moi, je suis pas une
vulgaire chanteuse islandaise…
On
n’est pas encore les pros de l’organisation, on met en moyenne deux fois plus
de temps qu’un groupe normal à s’installer et à faire nos balances, mais bon,
on se débrouille comme on peut. Noémie avait le vent de face, quand elle
chantait toute sa voix lui revenait dans la gorge, si bien que le public a dû
croire qu’on était un groupe instrumental. Heureusement que Noémie, c’est comme
une haleine mentholée dans un champ de tulipes (ouais, je sais pas trop bien ce
que ça vaut, comme image, ça), sinon les gens auraient sûrement fini par se
demander ce qu’elle foutait là. Adrien n’a même pas cassé de cordes, et il
était presque encore bien accordé à la fin du concert. Autant dire qu’on a mis
le feu. J’ai même vu des gens danser, c’est plutôt bon signe. Notre musique
devait y être pour quelque chose, on peut pas tout mettre sur le dos de
l’alcool non plus…
Tranzistor n°57, octobre 2015.
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lundi 14 septembre 2015
Vers le fantastique, 7
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 7 : distensions du temps.
Construire un exemple de compression ou de distension du
temps, choisi à votre gré (mais c’est cette distorsion du temps qui sera l’enjeu
du récit) et de la marquer fictionnellement en y intégrant un élément appelé
par cette distorsion même, et si possible le faire passer inaperçu, le rendre acceptable, comme l’âge d’Odette à la
fin de la Recherche.
![]() |
Syuho Sato, Say hello to Black Jack |
Distensions du temps
J’ouvre les yeux et le soleil
m’éblouit, des gens sont penchés sur moi et je comprends que je suis allongé,
je les entends dire : « Il ouvre les yeux », un type s’approche
encore plus de moi, masse noire, son buste immense me cache le soleil, je
constate qu’il est à genoux devant moi, il regarde derrière lui, geste de la
main comme pour chasser les mouches, il dit : « Poussez-vous !
Il lui faut de l’air ! », tourne le visage vers moi, son air
rassurant m’inquiète, il me demande : « Est-ce que ça
va ? », je crois que ça va, je ferme les yeux. J’ai l’impression
étrange de tomber en arrière, sans savoir si ma chute est lente ou rapide. Je
sens confusément qu’on me déplace, eh là ! Qu’est-ce qu’ils font ?
J’ouvre à nouveau les yeux : je suis allongé sur une civière, on me hisse
dans un fourgon, je ne veux pas, j’essaie de bouger, j’ai quelque chose sur le
visage, un masque en plastique, des hommes me maintiennent allongé, d’une main
sur mes épaules, presque nonchalamment, me disent : « Restez tranquille,
ça va bien se passer… » Mais je ne veux pas rester tranquille, moi, j’ai
des choses à faire, ça me frappe d’un coup : je vais être en retard au
boulot ! Pourquoi on m’embarque ? Où est mon vélo ? Est-ce
qu’ils ont au moins pensé à récupérer mon vélo ? Et ma sacoche ? Bon
Dieu, ma sacoche ! J’ai tous mes papiers dedans ! Je m’agite, je veux
leur dire de me foutre la paix, de me laisser partir, mais avec ce masque, je
ne réussis à produire que des gémissements incompréhensibles, et ils
m’empoignent plus durement, en me parlant toujours avec gentillesse :
« Chhht… Allez, calmez-vous… » Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de
leur faire confiance, je n’arrive pas à me souvenir de ce qu’il s’est passé,
mais je crois que ces gens sont là pour m’aider. Je ne vois pas vraiment les
traits de leur visage, dans l’ombre du fourgon dont les portes se sont
refermées. Je discerne un halo de lumière bleue qui semble parcourir
l’habitacle d’un bout à l’autre, c’est comme une danse, ça m’apaise, encore
cette sensation de chute, et soudain j’ai changé d’endroit. Des murs blancs,
des femmes en blouse blanche. Tout est encore un peu cotonneux, je ne comprends
pas bien. Une chambre d’hôpital ? Je tourne la tête vers la droite, vois
une potence chargée de poches de plastique transparentes contenant un liquide
que je prends pour de l’eau. Les femmes me sourient gentiment :
« Comment vous sentez-vous, monsieur Gourmel ? » Je crois
comprendre que j’ai un tuyau dans le nez, quelque chose comme ça. D’accord, je
suis dans un hôpital. Il est arrivé quelque chose. Est-ce que ma femme est au
courant ? Il faut que je prévienne mon patron, aussi. Je ne suis pas
encore assez en forme, je sens bien que j’ai encore envie de dormir. J’ai
l’impression que du temps a passé et j’ouvre à nouveau les yeux. Sophie est là,
assise, et je comprends qu’elle a pleuré en même temps que je vois un immense
soulagement s’afficher sur son visage. « Ah ! Tu te
réveilles ! » Son exclamation est couverte par la voix de mon fils,
que je n’avais pas vu. « Bonjour papa ! » Je ne comprends
pas : il devrait être à l’école, quelle heure il est ? J’essaie de
poser la question, j’ai l’impression de ne plus avoir ouvert la bouche depuis
des siècles, je bredouille quelque chose d’incompréhensible où Sophie et
Baptiste ont peut-être, bravo à eux, reconnu le mot « école » quelque
part. Baptiste me fait les yeux ronds et une sorte de petit rire gêné :
« Y’a pas école aujourd’hui, papa. C’est samedi ! » Comment ça,
samedi ? Ta mère t’a déposé à l’école ce matin avant de partir travailler,
au moment même où je prenais mon vélo pour en faire autant… Bon Dieu, mais
qu’est-ce qu’il s’est passé ? J’ai le vague souvenir d’un choc, oui,
voilà, une voiture. J’ai eu un accident ? Mais quand ? Quel jour on
est ?
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vendredi 11 septembre 2015
La voix de Pauline
Au moment où
Pauline est mise en terre et le trou recouvert d’une simple dalle, sans croix,
sans nom, sans la moindre inscription, comme elle l’a demandé, je me rends
compte, je ne sais pourquoi seulement maintenant, que si j’ai peut-être appris,
à peu près, qui elle était, si je sais certaines choses sur elle, importantes
ou non, il y en a une que je ne connaîtrai jamais, c’est le son de sa voix.
Philippe Jaenada, La
petite femelle.
Ne
cherchez plus, il est là, le livre de la rentrée. Le seul.
Philippe
Jaenada a toujours dit qu’il ne savait pas inventer. Ses premiers romans
étaient principalement inspirés par sa propre vie, et depuis qu’il ne connaît
plus que le train-train de la vie de famille, il est bien obligé de parler
d’autre chose – d’autres vies que la sienne, comme dirait Emmanuel Carrère.
Cela, il l’a expliqué dans pas mal d’interviews, je n’ai pas les sources en
tête, vous chercherez si vous voulez.
En
2013, Jaenada avait raconté – brillamment – la vie de Bruno Sulak, le
gentleman-braqueur. Certains lecteurs lui avaient fait remarquer qu’il s’était
montré un peu trop élogieux dans son portrait d’un homme qui, certes, n’avait
jamais eu de sang sur les mains, mais n’en était pas moins un voyou. Alors,
l’auteur s’était dit que pour son prochain livre, il parlerait d’une personne
beaucoup plus sombre, qu’il serait beaucoup plus difficile d’aimer. Et il est
tombé, dans un ouvrage sur les femmes criminelles, sur l’histoire de Pauline
Dubuisson. Celle qu’on a appelée « la
hyène », « la
ravageuse », qu’on a qualifiée de « démon »,
d’« hystérique »… Bon, là, au moins, Jaenada était
tranquille : pas de risque d’éprouver de l’affection pour une femme
pareille !
Caramba ! Encore raté !
Parce que Philippe
Jaenada a un défaut : il ne se contente pas de recopier ce qui a été écrit
avant lui. Il veut retourner aux sources, avoir dans les mains les documents
d’origine, faire des recherches aux archives, retrouver les rapports de police
de l’époque… Noble choix, seulement voilà : en agissant de la sorte, il
s’est aperçu que tout ce qui avait été écrit sur Pauline Dubuisson était faux,
que lors de son procès, les magistrats avaient menti, que ce
« démon » était fabriqué de toute pièce… et qu’il était finalement
plutôt facile d’éprouver de l’affection pour elle, et même d’en tomber
carrément amoureux.
Rappelons
les faits : le 17 mars 1951, Pauline Dubuisson a tué son ancien amant,
Félix Bailly, de trois balles de pistolet, avant de tenter de se suicider au
gaz. Arrivés sur les lieux, les secours auront toutes les peines du monde à la
ranimer. Deux ans plus tard, au procès, ils auront toutes les peines du monde à
convaincre les juges que cette tentative de suicide était des plus
sérieuses : l’opinion générale sera que l’accusée est une simulatrice.
Maître René Floriot, avocat de la partie civile, aura un mot resté
célèbre : « Il est fabriqué,
votre drame passionnel, Pauline Dubuisson. Il est raté. Raté ! Comme sont
ratés vos suicides. Vous ne réussissez que vos assassinats ! »
Une réplique digne d’un film, et que reprendra Henri-Georges Clouzot quelques
années plus tard dans La Vérité.
C’est
que Pauline Dubuisson est belle, intelligente et libre. Elle a vraiment tout
contre elle. Au début des années cinquante, on attend d’une femme qu’elle soit,
bon allez, jolie si possible, ça fait jamais de mal, mais surtout docile, et
qu’elle sache tenir correctement sa maison et élever ses enfants. Une femme
cultivée, qui donne son avis sur tout, et puis quoi encore ?
Née
le 11 mars 1927 à Malo-les-Bains, dans l’agglomération de Dunkerque, Pauline
Dubuisson est élevée par un père qui la forme comme un petit soldat, lui
faisant lire Nietzsche à dix ans et lui apprenant à mépriser les faibles… et
par une mère dépressive, évanescente, qui est une sorte d’allégorie de la
faiblesse.
Arrivent
la guerre et l’Occupation, juste au moment où Pauline entre dans l’adolescence.
Le père, André Dubuisson, fait des affaires avec les Allemands, sa fille lui
sert d’interprète. Et finalement, il décide qu’elle peut bien rencontrer l’occupant
sans lui… ça l’occupera. Un jour de 1941, elle a à peine quatorze ans quand elle
est surprise dans un square en compagnie d’un jeune soldat allemand qui lui
offre un bouquet de fleurs. Un fait insignifiant, relevé par un policier, et
qui prendra dix ans plus tard des proportions démesurées. Tout le monde sera
convaincu qu’elle a été surprise en plein coït, les journaux s’en régaleront.
Toute la vie de Pauline Dubuisson sera ainsi transformée, défigurée, pour mieux
la détruire. À la Libération, elle est selon toute vraisemblance tondue et
humiliée dans les rues de Dunkerque. La rumeur d’un viol collectif n’apparaîtra
que dans les années 1990, sans guère de fondement. En tout cas, elle tente pour
la première fois de se suicider. Se rate. Pas de problème : la société,
elle, ne la ratera pas.
Après
la guerre, fin 1946, elle entame des études de médecine à Lille et rencontre un
étudiant de quatre ans son aîné, Félix Bailly. Un pur, celui-là, « élevé dans la religion, l’amour et la
bonne morale, couvé par sa mère et guidé par son père, adoré par sa sœur,
préparé pour une existence confortable, toute tracée dès sa naissance,
bourgeoise et sans histoires », nous dit Jaenada. Après leur première
nuit ensemble, tout est clair pour Félix : il veut l’épouser.
Pour
Pauline, ce n’est pas aussi clair. Elle veut devenir médecin, à une époque où
c’est encore au mari de décider si sa femme peut travailler ou pas. Pauline
aime bien Félix, mais de là à l’épouser… S’ensuit une relation chaotique, elle
refuse toutes les propositions de mariage qu’il lui fait (il est opiniâtre),
ils rompent plus ou moins, elle fréquente un professeur d’anatomie, Félix
continue à la poursuivre, souffre le martyre, se lasse. Et rencontre une jeune
femme très bien, une anti-Pauline, bien élevée, et qui ne couchera qu’après le
mariage. C’est à ce moment-là, quand il lui échappe, que Pauline réalise
qu’elle tient à Félix. Ignorant qu’il s’est engagé avec une autre, encouragée
par des rumeurs, elle part le rejoindre à Paris, le 6 mars 1951. D’après elle,
ils font l’amour (sous les photos de la fiancée), et le lendemain matin, il la
plante là, en lui apprenant qu’il va se marier. Anéantie, Pauline se rend dans
une armurerie pour acheter un pistolet. Pour se tuer, elle, sous les yeux de
Félix. L’arme est trop coûteuse pour elle, elle renonce. Au procès, on refusera
de croire qu’elle a couché avec Félix cette nuit-là – impossible qu’un homme
aussi pur se comporte comme un tel mufle – et on ne croira pas non plus qu’elle
a cherché à se procurer une arme le lendemain. Pourquoi ? Parce que cela
voudrait dire qu’elle a réagi sous le coup de la déception, et qu’il s’agit
bien d’un crime passionnel. Or on ne veut pas de cette thèse, trop noble pour
la « ravageuse »…
Après
avoir enfin obtenu ce pistolet, elle retourne à Paris le 17 mars. Là, les
versions divergent, personne d’autre que Pauline ne sait ce qu’il s’est passé –
et Pauline, c’est l’accusée. Philippe Jaenada, à son tour, propose sa version « qui ne s’appuie pas que sur les
déclarations sujettes à caution de Pauline (elle n’a pas dit grand-chose, de
toute manière), mais sur des trucs de poètes rêveurs comme le rapport
d’autopsie ou la balistique, de petites choses évidentes et concrètes qui
auraient dû sauter aux yeux de quiconque en a deux, mais que les artistes
officiels de la Société Bien Protégée, dans leurs belles robes de scène rouges
ou noires, ont habilement dissimulées sous leurs foulards soyeux et colorés de
magiciens. » Une version qui démontre que, selon toute vraisemblance,
Pauline Dubuisson est de bonne foi : qu’elle a réellement tenté de
diriger l’arme contre elle, pour se suicider devant Félix, que celui-ci s’est
interposé, qu’elle a tiré et qu’il a été touché. Trois fois.
On
pourrait admettre que la thèse de l’accident laisse les enquêteurs sceptiques.
Qu’une balle parte par maladresse, passe encore, mais trois, et toutes
mortelles, c’est plus difficile à avaler. Pourtant, ce n’est pas ce qui
intéressera le plus les magistrats, qui évacueront d’emblée l’accident et
refuseront également de croire au crime passionnel, pour parler de meurtre avec
préméditation. Pas par amour, non : par orgueil. Vexée que Félix l’ait
remplacée, elle serait allée, purement et simplement, lui régler son compte. Et
simuler une gentille petite asphyxie au gaz de rien du tout, pour donner le
change.
Ce
que révèle Philippe Jaenada dans La
petite femelle, c’est qu’un tribunal, au fond, n’est rien d’autre qu’une
scène de théâtre. Dès son arrivée dans le box des accusés, Pauline est la cible
de dizaines de photographes qui se croient au festival de Cannes, jusqu’à ce
que des voix excédées crient « Assez ! » C’est elle la vedette,
et pourtant elle n’a pas le droit de jouer. C’est elle qu’on traite de
« comédienne », mais les véritables acteurs, ce sont ces hommes en
robe. Pauline n’a pas de chance : elle a contre elle un véritable tueur,
maître René Floriot, face auquel l’avocat de la défense, maître Baudet, fait
pâle figure. Ce sont eux les stars, et suivant le rôle qui leur est confié – avocat
général (Raymond Lindon), de la défense (Paul Baudet) ou de la partie civile
(René Floriot) – ils doivent s’emparer de ce rôle et se montrer assez
convaincants pour bouffer la partie adverse. L’accusée n’est qu’un
accessoire : son rôle est de sublimer le jeu des seuls véritables acteurs.
On ne pense plus au fait qu’elle risque sa tête ou sa liberté : seul
compte le show !
La
vie de Pauline ne lui appartient plus, on refuse de la croire, et Floriot comme
le président Raymond Jadin manipulent les pièces à conviction à la manière de prestidigitateurs,
déforment les différents rapports de police, ajoutent ou suppriment des détails
à leur convenance, mais c’est évidemment Pauline qui ment, puisque c’est elle l’accusée.
« Floriot fait son boulot, il joue
avec ses cartes, peu importe qu’elles soient truquées. Le meilleur moyen de
faire croire que quelqu’un ment, c’est de mentir soi-même. » La cour
s’est fait sa petite idée : elle est orgueilleuse, arrogante, vénale,
froide, « même pas touchante », c’est une marie-couche-toi-là, une
fille à soldats, et à soldats allemands. Une femme un peu trop libre, jugée par
une société d’hommes. (En général, quand un homme traite une femme de salope,
ce n’est pas d’avoir couché avec un grand nombre d’amants, qu’il lui reproche,
mais de ne pas avoir couché avec lui. Intolérable d’être dans le train qui ne
lui est pas passé dessus !) C’est presque comique – et ce n’est pas le
moindre des talents de Jaenada que de réussir à faire sourire son lecteur avec
des faits aussi sordide – de voir comment les témoins susceptibles de présenter
un portrait un peu différent de Pauline (ou de Félix) sont évacués d’office, ou
comme on fait peu de cas de leur témoignage. La nuance, ça complique les
débats.
La
comédie, le drame, la romance : il y a tout dans ce procès. Le plus
hilarant (sinistrement hilarant) étant de voir les magistrats parler d’amour à
l’accusée, prétendre ne rien comprendre à ses revirements, à ses doutes, au
fait que, tout en conservant l’espoir de retrouver un jour Félix, elle ait eu
une liaison avec un autre homme. C’est pathétique comme un mauvais vaudeville. « Comme ils ne comprennent rien aux
hésitations, aux changements de sentiments (on aime ou on n’aime pas, c’est
quand même pas sorcier) et aux agissements de Pauline, ils n’envisagent pour
les expliquer que les seuls motifs qui leur viennent à l’esprit :
l’orgueil démesuré ou le fric. Car ils sont eux-mêmes obsédés par le pouvoir et
l’argent. » Dans la salle, le jeune Jacques Vergès, pas encore avocat,
assiste à cette curée : « Bouvard
et Pécuchet, assistés de M. Homais, interrogeaient Juliette. » (Dictionnaire amoureux de la justice, p.
22)
Pauline
Dubuisson sortira brisée de ces trois jours de procès. Entre-temps, tout de
même, l’opinion de la presse aura évolué : il est évident qu’on s’est
acharné sur elle, qu’ils y sont allés trop fort. Condamnée aux travaux forcés à
perpétuité, Pauline sera libre après neuf ans de prison, son comportement
exemplaire durant sa détention ayant joué en sa faveur. Il n’empêche que, remis
dans le contexte de l’époque, cette condamnation est d’une sévérité
démesurée : elle a échappé de peu à la guillotine ! Comme à son
habitude, Philippe Jaenada n’est pas avare en digressions, et celles-ci en
disent long sur la justice de l’époque. Peu avant le procès de Pauline, Yvonne
Chevallier, une femme modeste et sans éducation, a tué son mari député qui
voulait divorcer, dans des circonstances très proches de la future affaire
Dubuisson. Elle sera acquittée. Le président du tribunal était Raymond Jadin et
l’avocat général Raymond Lindon. On peut supposer que leur extrême
bienveillance envers l’accusée leur aura été reprochée et qu’ils auront juré,
il n’est jamais trop tard, qu’on ne les y reprendrait plus…
S’il
ne voulait pas éveiller l’empathie du lecteur pour son héroïne, oui, c’est donc
encore un échec pour Jaenada. C’est peu dire qu’on s’y attache, à Pauline
Dubuisson : on voudrait la prendre dans ses bras, la réconforter, on
enrage entre les pages de ce gros livre qui se lit très vite, on voudrait
gifler ces juges odieux, on voudrait enfin la voir défendue correctement !
Et elle l’est, par Jaenada. La petite
femelle est, il faut bien le dire, un sale coup porté à Jean-Luc Seigle,
qui a publié lui aussi cette année un roman sur Pauline Dubuisson, Je vous écris dans le noir. Un roman
dans lequel, pourtant, il prend la défense de Pauline, et parle par sa voix. Un
roman dans lequel elle s’exprime à la première personne. Un roman que La petite femelle a ringardisé d’un
coup. Parce que Jaenada n’a pas eu besoin de se mettre dans la peau de son
personnage ni de la faire parler pour la rendre vivante, et pour lui rendre sa
voix, cette voix dont il réalise, alors qu’il décrit l’enterrement de son
personnage, qu’il ne l’entendra jamais. On l’entend, la voix de Pauline, à
toutes les pages, parce que justement, l’auteur n’a pas cherché à romancer sa
vie. « Ce qu’il faut surtout, pour
parler technique, c’est que je n’invente, ne truque rien, là aussi elle a eu sa
dose. Que je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle
qu’on puisse être si loin dans son futur. »
Quand
on referme le livre de Philippe Jaenada, après avoir suivi les derniers
instants de Pauline Dubuisson, exilée à Essaouira et suicidée à trente-six ans
le 22 septembre 1963, on éprouve le sentiment étrange d’avoir perdu une amie
très chère, qui n’a pas eu de chance, et qu’on aurait voulu aider…
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lundi 31 août 2015
Vers le fantastique, 6
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 6 : juste avant, tout juste.
À l’intuition, on choisit le lieu qui pour soi-même serait
susceptible d’induire ce basculement fantastique. (…) Le basculement vers le
fantastique (…), on ne le regarde pas, on ne s’en préoccupe pas. On fait
seulement confiance au fait que ça guette derrière notre épaule, que c’est
cette possibilité de bascule qui nous a fait choisir ce lieu précis, et que c’est
lui, ce lieu précis, juste avant la bascule fantastique, qui la rendra crédible
quand elle adviendra. Qu’il va donc se charger malgré nous de tout ce que nous
ne savons pas encore y voir.
Juste avant, tout juste
Le soleil perce la cime des
arbres en froufroutant dans les branches, à moins que ce ne soit le vent. De
face comme ça, dans la clarté aveuglante des fins d’après-midi, il a l’air tout
à fait capable, le soleil, de remuer les tilleuls qui encerclent le coin des
enfants, le séparant nettement du reste du jardin public. Vraiment, c’est dans
ses cordes. Du banc sur lequel je suis assis, le front baigné de sueur, j’ai
sous les yeux une sorte de petit théâtre, bien délimité. Au centre de la scène,
la grande structure vaguement sphérique, rouge vif, qui sert aux enfants de mur
d’escalade, et de laquelle ils s’expulsent eux-mêmes dans des gloussements de
bonheur par le biais d’un long toboggan jaune. Ils sont une bonne dizaine à
grimper là-dessus comme des petits singes, se prenant pour des pirates, des
super-héros ou je ne sais quoi, et une poignée aussi à courir autour –
« Touché ! C’est toi le loup ! » – alors qu’un peu
plus loin, le portique à balançoires et le trébuchet n’intéressent plus
personne. Les cris, les rires, les bousculades me confirment une fois de plus
que je ne supporte pas les enfants. Sur les bancs qui encadrent la structure et
son bac à sable, les adultes sont assis, les parents des petits chérubins. Un
couple avec un landau sur le premier banc à gauche, un groupe de quatre femmes
sur le deuxième, et je me demande si elles sont toutes mères, ou s’il s’agit
d’un groupe d’amies dont une ou deux seulement ont des enfants parmi le tas
braillard et désordonné qui ne cesse d’aller et venir autour de la sphère
rouge. À droite, je compte encore deux couples, et un homme et deux femmes ont
rejoint leur progéniture autour de la structure, pour les encourager, ou les
soutenir moralement dans ce moment difficile et un peu humiliant qu’est
l’enfance. Et moi qui viens régulièrement sur ce banc, je réalise seulement
aujourd’hui que cette structure, dont je ne vois la plupart du temps que le
dos, est censée représenter un dragon, dont le toboggan jaune serait, si je
comprends bien, les flammes qui sortent de sa gueule.
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jeudi 27 août 2015
Vers le fantastique, 5
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 5 : pour un dictionnaire.
Un seul mot par paragraphe (et un paragraphe par
contribution), longueur à votre gré. Les contributions seront classées par
ordre alphabétique du mot choisi.
![]() |
Charles-Louis Verboeckhoven, Le Naufrage de la goélette |
Pour un dictionnaire
GOÉLETTE – Une goélette à la
dérive sur une mer déchaînée. Un bâtiment russe, le Déméter, parti de Bulgarie
et avançant toutes voiles dehors au creux des vagues gigantesques. À son bord,
un tas de cadavres. Dans ses cales, des caisses remplies de terre. L’une
d’elles a servi de couche à cet homme en noir, long et pâle, que mentionne le
journal du capitaine. Quand on s’en va pour une traversée au long cours, éviter
de mener la Mort en bateau. Les océans sont remplis de sombres histoires,
l’équipage est isolé pendant des semaines sur une coque de noix : la peur
et la folie sont des bagages dont on se passerait bien. Ô combien de Dracula,
combien d’idoles d’argile, partis hanter de braves marins, dans l’aveugle océan
leur ont fait perdre la raison ? Krakens et Léviathans peuplant les
superstitions des matelots, vaisseaux fantômes et disparitions mystérieuses,
depuis toujours les navires prennent le large dans un paysage fantasmagorique,
et les femmes attendent leurs marins de maris en priant pour que la mer les ramènent
sains et saufs. Iseut attend Tristan : voile blanche bonne nouvelle, voile
noire mauvaise nouvelle. Et beaucoup de marins, partis joyeux pour leurs
courses lointaines, ne sont jamais revenus au port. Et les légendes ont
continué à s’alimenter, et le globe terrestre peut bien ne plus avoir de
secrets, l’Autre Monde est toujours de l’autre côté de la mer, avec ses
créatures. Et elles sont prêtes à embarquer.
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lundi 24 août 2015
Vers le fantastique, 4
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 4 : compter jusqu’à cinq (rêves).
![]() |
M.C. Escher, Reptiles |
Compter jusqu'à cinq (rêves)
1, on me tire dessus et la
sensation des impacts de balles est si réelle que c’est la douleur qui me
réveille. 2, j’entre nu dans une baignoire remplie d’eau, que je dois vider
pour ouvrir une trappe conduisant à une chambre dont je fouille la bibliothèque.
3, une artiste m’expose ses tableaux composés de centaines de mouches collées
ensemble sur la toile, et qui bourdonnent à l’unisson. 4, un dogue monstrueux
s’approche de moi et tandis que je veux fermer la porte de ma chambre, ses
crocs se referment doucement sur ma main. 5, perdu dans un pays étranger, le
soir, le sol se couvre de larges cercles blancs qui me rappellent la lune et
les voitures ressemblent à de gros caméléons qui tirent des langues
multicolores.
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jeudi 20 août 2015
Vers le fantastique, 3
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier
d’écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre.
Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste
au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des
épisodes de La Quatrième dimension,
je baignais dans le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 3 : aller perdu dans la ville.
Un travail sur paragraphe monobloc fait d’une seule phrase,
en réexplorant un moment où on a réellement été perdu dans une ville, et ce que
ça changeait aux signes.
![]() |
Jean-François Rauzier, Vedute |
Aller perdu dans la ville
Les façades coude à coude
dégringolent depuis le haut de la rue jusqu’en bas, en ligne sinueuse,
zigzagante et étroite – elles ont l’air de s’affronter, les façades, trottoir
de gauche contre trottoir de droite, les Jets contre les Sharks, certaines
bombant le torse, un torse 1900, gonflé par les années et la rareté des
réfections, le lierre couvrant leur poitrail comme des médailles militaires,
d’autres façades plus timides mais moins ventrues, plus athlétiques, et elles
dévalent comme ça la rue du haut de laquelle on aperçoit un paquet de toits
d’ardoise, avec cheminées, antennes et paraboles, et quelques arbres aussi,
taches vertes crevant le noir des toits, et tout au bout le clocher d’une
église, perdu entre le vert et le noir, balafré par les lignes à haute
tension ; une église ! c’est un point de ralliement, un but à
atteindre, le signe que l’on n’est pas perdu, une église c’est un centre, une
place, le retour à la civilisation – prochaine étape donc, trouver cette
église : rien de compliqué là dedans, un peu de marche, bien sûr, mais je
l’ai en ligne de mire, droit devant, cap au nord, je descends la rue vide de
monde, me faufile sous les regards des façades qui continuent à se la jouer dur
à cuire, les bruits de la circulation montent vers moi, des moteurs qui
démarrent dès que le feu est vert, je passe un marché couvert, légumes de
saison, autochtones à sacs Écomarché soupesant les laitues avec l’air de s’y
connaître drôlement, cris, conversations mêlées, moteurs qui démarrent dès que
le feu est vert, j’arrive au bas de la rue et là, dilemme, j’arrive sur une
longue rue perpendiculaire, mon église a été avalée par les bâtiments, aucun
moyen de savoir comment la retrouver, aller à gauche ou à droite, tout est
toujours plus simple à vol d’oiseau, mais même depuis Blériot, l’homme n’est
pas foutu de voler quand ça lui chante, il faut avancer à l’aveugle, allez, à
gauche, on verra bien, et je m’enfonce dans l’humanité grasse et suante, les
parents à landau les gamins qui courent les ados qui postillonnent et fument et
crachent et tous le nez dans leur téléphone mobile et je slalome au milieu de
tout ça, Jean-Claude Killy contre le reste du monde, passant d’une boutique de
vêtements à une boulangerie, d’un bureau de tabac à une boutique de vêtements,
d’une bijouterie à une pharmacie, d’une boutique de vêtements à une librairie
sans jamais, jamais perdre de vue l’essentiel : dès que je retrouve sur ma
droite une rue qui semble se diriger vers mon église, je m’y engouffre, en
attendant bien sûr je pourrais toujours demander mon chemin, mais que
voulez-vous, on a sa fierté, je veux y arriver seul, éprouver le plaisir, quand
j’aurai atteint cette église, de me dire : j’ai réussi ; en
attendant, donc, d’une boutique de vêtements à une agence de voyage, d’une
banque à un kebab, d’un bureau de tabac à une épicerie, j’avance, j’avance, et
je me retrouve enfin à un croisement, allez, je prends à droite, je vais finir
par retrouver mon église et manque de chance, pas moyen, le prochain tournant
est à gauche encore, toujours à gauche, je m’éloigne de mon but, je lui tourne
le dos, virage à gauche encore, me voilà dans de petites rues, bruyantes, des
cris, des engueulades, des marmots qui jouent dehors, devant les portes de
leurs maisons, petites rues étroites, maisons anciennes, limites moyenâgeuses,
un nouveau tournant, je ne sais plus, allez au pif je prends à droite, la
lumière a changé, le soleil donne en plein sur les façades, agressif soleil du
soir, l’inquiétude monte, si le soleil se couche comment je fais, être égaré en
plein jour c’est une chose, mais à la lueur des réverbères, ça n’a plus rien à
voir, et puis qu’est-ce que c’est que ce cirque, maintenant, des maisons à pans
de bois, voilà que je me retrouve dans le quartier historique de la ville,
manquerait plus qu’ils n’aient pas l’électricité, tous ces ploucs, qu’est-ce
que je fous là, est-ce qu’il faut que je hèle un cocher, ou quoi ?
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lundi 17 août 2015
Vers le fantastique, 2
Depuis le début de l’été, je participe à l’atelier d’écriture
hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier
qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment
où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de La Quatrième dimension, je baignais dans
le fantastique.
L’ambition finale de François Bon étant de composer un livre
numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès
le départ sur l’ensemble des futures contributions : que chacune d’entre
elles soit constituée d’un paragraphe unique.
- Atelier n° 2 : marcher dans la maison vide.
"Ce qui est important, c'est que le lieu - qu'il s'agisse d'un lieu d'autrefois, d'un lieu où on revient parfois, d'un souvenir précis mais fugace, ou d'un lieu qui fait encore partie de notre présent, mais transposé la nuit ou dans l'instant où on le vide (maison qu'on prépare pour l'hiver) - soit vraiment traité en tant que tel. Et qu'on soit à l'intérieur. Pas de description du dehors, sinon on n'arriverait pas à entrer."
"Ce qui est important, c'est que le lieu - qu'il s'agisse d'un lieu d'autrefois, d'un lieu où on revient parfois, d'un souvenir précis mais fugace, ou d'un lieu qui fait encore partie de notre présent, mais transposé la nuit ou dans l'instant où on le vide (maison qu'on prépare pour l'hiver) - soit vraiment traité en tant que tel. Et qu'on soit à l'intérieur. Pas de description du dehors, sinon on n'arriverait pas à entrer."
Marcher dans la maison vide
C’est le temple de la poussière,
ici. Par des interstices entre les volets, les rais de lumière zèbrent les
murs, rappelant que dehors, il fait encore jour. On pourrait en douter, dans
cette vaste pièce que la crasse a colorée d’un gris uniforme, épais, tenace.
Une poussière que l’on dirait vivante, lourdement posée sur tous les meubles,
sur le plancher, sur les murs, mais qui volette aussi dans l’air, dansant dans
les trous de lumière. Une poussière qui a su conserver sa jeunesse. Elle crisse
sous les pas, un crissement qui accompagne le grincement du plancher. La même
sensation désagréable qu’au retour de la plage, quand en rentrant chez soi, on
répand par maladresse du sable sur le sol. Difficile ici, pourtant, de songer à
la plage. Ici, la poussière prend à la gorge, se pose sur les visages,
s’insinue dans les narines, dans les oreilles. On ferme la bouche. La
tapisserie devait tirer vers le saumon, à une époque. Sa couleur a pris la même
teinte de cendre que tout le reste. Elle tombe en lambeaux, mais elle le fait
discrètement, sans perturbation chromatique : les crevasses dans la
tapisserie se distinguent à peine sur le mur, comme un psoriasis sur une momie.
Au coin d’une imposante bibliothèque désormais vide, un rideau reste pendu à un
crochet, un peu loqueteux, un peu ridicule. Les meubles, ici, ont l’air de
trop. On les sent gênés. Une table aux dimensions très honorables, faite d’un
bois qui a dû être luxueux, s’est transformée, comme le reste, en pauvre chose
oubliée. Autour d’elle, les chaises ne la ramènent pas. Au plafond lézardé, un
lustre a perdu une bonne partie de ses dents : des débris de verre sur la
table et le sol témoignent de ses blessures. Au fond, un escalier mène à
d’autres pièces. Le brouillard de poussière semble se dissiper, par ici. Les
marches les plus hautes sont baignées de lumière, le pan de mur qu’on aperçoit
au premier étage rayonne presque : il y a un trou dans la toiture.
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jeudi 13 août 2015
Vers le fantastique, 1
Depuis le début de l'été, je participe à l'atelier d'écriture hebdomadaire que propose François Bon sur son site Le Tiers Livre. Un atelier qui tombait très bien, son thème étant le récit fantastique, juste au moment où, lisant les nouvelles de Richard Matheson et revoyant même des épisodes de la Quatrième Dimension, je baignais dans le fantastique.
L'ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l'ensemble des futures contributions : que chacune d'entre elles soit constituée d'un paragraphe unique.
- L'atelier démarrait en douceur, par une proposition sur le thème des peurs. "il ne s’agit pas de développer une peur. Il s’agit d’effectuer dans un seul et unique paragraphe, à chacun d’en décider le format – mais en pensant qu’il doit s’insérer dans la dynamique des autres – l’ensemble des plus anciens souvenirs liés aux peurs, et sans hésiter à remonter à l’enfance."
L'ambition finale de François Bon étant de composer un livre numérique à partir de tous les textes proposés, une consigne a été imposée dès le départ sur l'ensemble des futures contributions : que chacune d'entre elles soit constituée d'un paragraphe unique.
- L'atelier démarrait en douceur, par une proposition sur le thème des peurs. "il ne s’agit pas de développer une peur. Il s’agit d’effectuer dans un seul et unique paragraphe, à chacun d’en décider le format – mais en pensant qu’il doit s’insérer dans la dynamique des autres – l’ensemble des plus anciens souvenirs liés aux peurs, et sans hésiter à remonter à l’enfance."
Les peurs
Il y a un homme qui me surveille.
Invisible à la lumière, il apparaît seulement dans le reflet du globe terrestre
lorsque j’éteins la lampe. L’une de mes plus anciennes peurs d’enfant. Je
demandais chaque soir à mes parents si la porte d’entrée était bien fermée. Pas
de monstres sous mon lit, la menace était toujours bien humaine. Enfant encore,
je revois ce type en voiture qui était passé à ma portée, alors que je me
baladais. Il avait poursuivi sa route jusqu’au premier rond-point et je l’avais
vu passer à nouveau, dans l’autre sens. Puis, après un nouveau demi-tour, le
voilà revenu, ralentissant en approchant de moi, me lançant par la vitre
ouverte : « Eh, petit ! N’aie pas peur, je vais rien te
faire ! » Sans doute la phrase la plus effrayante que j’aie jamais
entendue. Un homme que j’ai un peu trop dévisagé, dans un centre commercial,
qui s’est approché de moi menaçant jusqu’à ce que je détourne la tête. J’ai
toujours eu peur de recevoir des coups. Pas besoin d’autrui, pourtant, pour que
naisse la terreur : je suis un trouillard encyclopédique. Je n’ai jamais
pu apprendre à nager par peur de la noyade, ni à conduire par peur de
l’accident. Atteint de vertige alors que je grimpais les marches de pierre d’un
immense clocher, j’ai cru devenir fou quand les cloches se sont mises à sonner.
Partout, toujours, j’ai peur de m’engager, de parler, d’exister un peu trop.
J’ai peur qu’on me repousse, qu’on me veuille du mal. Pourquoi ne m’en
voudrait-on pas ?
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mercredi 15 juillet 2015
Exégèse de La Chenille
Interprétation œcuménique d’une œuvre
exaltant
l’Amour inconditionnel de notre Seigneur
Jésus-Christ
ou
Exégèse de La Chenille
Mes frères,
mes sœurs,
Nous
sommes réunis en cette assemblée pour rendre hommage à Stanislas Ferron.
Stanislas Ferron, un homme de foi, un homme de convictions, qui a toujours su
s’investir sans compter pour notre paroisse. Stanislas Ferron, un homme de
culture aussi.
Bien
sûr, nous sommes là pour fêter le quarantième anniversaire et demi de notre frère Stanislas. Mais j’aimerais, si vous le
permettez, insister sur la place de la religion dans son sacré cœur. D’aucuns
parmi vous diront qu’elle n’est pas si visible que ça, tout de même – d’autres
iront jusqu’à ricaner doucement en se disant que pfff, hin hin, portnawak la religion
l’autre, et puis quoi encore.
Et
pourtant, oui, la religion.
Car
la religion est entrée dans le cœur de Stanislas, oui, forant son poitrail d’un
vilebrequin d’amour, par la grâce d’une chanson. Une simple chanson,
d’apparence profane, et qui pourtant lui a ouvert en grand les Portes du Ciel,
et lui a tendu le Tabouret de bar de la Jérusalem céleste, à portée de main de
la Tireuse de nectar et d’ambroisie.
Cette
chanson, vous l’avez tous compris, c’est « La Chenille ».
Vous
riez ! « La Chenille », une chanson religieuse ? Portnawak,
pfff, et puis quoi encore.
Pourtant,
quelle plus belle invitation au partage, à la paix, à l’amour
inconditionnel ? J’aimerais revenir avec vous sur les paroles de ce poème
sacré, faire l’exégèse de ce catéchisme queuleuliste[1].
Les
Chevaliers de l’Ordre de Saint-Basile, qui se sont rebaptisés « la Bande à
Basile » parce que c’était plus vendeur, font admirablement passer leur
message œcuménique – il suffit d’être attentif aux paroles…
Pose les deux pieds en canard
C’est la chenille qui
se prépare
En voitur’ les
voyageurs
La chenille part
toujours à l’heure
Oui,
la foi est un voyage, la foi est un abandon. Elle est une ouverture, comme ces
deux pieds ouverts « en canard », prêts à recevoir l’offrande de la
route qui s’étend devant eux. Le croyant est un voyageur, et cette chanson
n’est rien d’autre qu’une invitation à la communion, la communion qui unira le
croyant avec ses frères, tous ensembles, « en voitur’ les
voyageurs ». L’homme de foi est partie d’un tout, non pas maillon d’une
« chaîne », abominable image des fers, de l’emprisonnement – mais
segment d’une chenille. Et qu’est-ce qu’une chenille, sinon une larve destinée
à devenir papillon ? Nous ne sommes rien, au départ de ce voyage. Nous
sommes larve, nous rampons misérablement sur cette terre – mais nous nous
révèlerons papillon au bout du chemin, quand nous illuminera la Lumière du
Christ. Je n’invente rien, tout est dit dans la chanson. Tenez, vous savez
comment s’appellent les petits orifices qui permettent à la chenille de
respirer ? Des « stigmates ». Intéressant, non ? Je
continue.
Accroch’ tes mains à ma taille
Pour pas que la
chenille déraille
Tout ira bien et si tu
veux
Prie la chenille et le
Bon Dieu
Dois-je
vous faire un dessin ? On retrouve l’idée de communion, d’union des âmes
en un seul corps, celui de la chenille : « accroch’ tes mains à ma
taille ». « Pour pas que la chenille déraille » ? Qu’est-ce
que saint Basile veut nous dire par là ? Bien sûr, c’est l’idée du péché.
Nous sommes pécheurs. Nous sommes faillibles. Mais c’est en acceptant l’autre,
en s’abandonnant à l’Amour de Dieu, que nous sommes forts. Alors, oui,
« tout ira bien ». Il suffit de « prier le Bon Dieu ». Mais
aussi « la chenille », car accepter Dieu, c’est accepter tous les
hommes, c’est s’accepter soi-même. On passe aux couplets.
Si tu crois qu’j’t’ai pas vue
Faire la p’tite
ingénue
Avec Pierrot dans le
tunnel
Allez sois pas jalouse
C’est un copain, c’est
tout
Tu sais qu’nous deux
c’est pas pareil
Exercice
difficile que l’exégèse de ce passage. Que faut-il comprendre ? Il est
question de jalousie, de soupçon, d’un acte honteux et adultère commis dans un
tunnel… Mais il est question de confiance, surtout : « Allez sois pas
jaloux (…) Tu sais qu’nous deux c’est pas pareil » Pourquoi c’est pas
pareil ? Parce que l’amour nous protège. L’amour de Dieu, bien sûr, pas
celui du facteur. On continue.
Eh ! Vous deux les pip’lettes
Lâchez-nous les
baskets
Avec vos histoires de
nanas
On va être en retard
Voici le chef de gare
Qui nous fait sign’
pour le départ
Évocation de deux
« nanas ». Rien de plus biblique que cela, évidemment ! Il y a
deux modèles de femmes dans la Bible : la Pécheresse et la Vierge. Eve et
Marie. Ou Marie-Madeleine et Marie, pour le Nouveau Testament. Les voilà
réunies toutes les deux dans cette chenille, impossible de savoir qui est qui.
Peu importe : bientôt la Pécheresse sera une Sainte, elle aussi. À noter
que nous sommes désormais dans un train, dans l’attente du signal du chef de gare
– un détail déjà suggéré auparavant par le « tunnel », et plus loin
par le terme « wagon ». Alors, chenille ou train ? L’explication
est difficile, peut-être faut-il y voir une erreur du traducteur. L’araméen,
c’est quand même un peu du chinois.
Vous
êtes prêts pour le Grand Flash, l’Illumination divine ? Vous êtes prêts à
en prendre plein les mirettes, de la Jérusalem céleste ? Accrochez-vous,
c’est parti :
Regarde l’éléphant bleu
Qui dans’ sur
l’arc-en-ciel
Sous les bravos des
hirondelles
Ah !
Ça c’est de l’hallucination mystique ! Bernadette Soubirous peut aller se
rhabiller ! On n’a pas vu la Vierge, mais il s’en est fallu de peu !
À croire qu’elle était indisposée…
Viens là le troubadour
Je vais lire dans ta
main
Tes joies, tes
chagrins, tes amours
Je
vois bien les mécréants parmi vous, qui hausseront les épaules et ne verront là
dedans qu’une bête chanson de carnaval. Oui, l’éléphant bleu, l’arc-en-ciel, ça
doit être un char, le troubadour, la diseuse de bonne aventure, le Pierrot, ce
sont des déguisements… Bien sûr, que c’est le carnaval ! Mais qu’est-ce
que le carnaval, sinon la fin du Carême, ce moment où, après avoir fait maigre
durant quarante jours, on peut enfin
se desserrer la ceinture et s’en, pardonnez-moi l’expression, foutre jusque là ?
Dernier
couplet :
Eh ! Vous les amoureux
Remuez-vous un peu
C’est pas l’moment de
roucouler
À la prochaine station
Restez dans le wagon
Et n’essayez pas d’en
profiter !
« La
prochaine station »… Le Calvaire du Christ a duré quatorze stations. Ce
voyage est moins long : c’est une ligne directe vers le Ciel, terminus
Paradis, pension complète, tous frais payés. Non, les amoureux, le
« moment de roucouler » n’est pas encore venu : il ne faut pas
descendre avant l’arrêt complet du véhicule. Mais l’heure de la Délivrance
approche, et là, vous ne serez pas les seuls à en profiter. Alléluia !
Voilà
à quel voyage nous invite notre frère Stanislas sitôt qu’après avoir pratiqué
l’Eucharistie (et même plutôt deux fois qu’une qu’il en boira du sang du Christ,
on va quand même pas rester sur une patte), sitôt qu’après avoir bien picolé,
donc, il entonne ce cantique. Il a cette force là, Stanislas : celle de
nous permettre de communier religieusement, les pieds en canard et les
mains sur la taille, lombric humain rempli de doutes, d’inhibitions et
d’incertitudes. Il nous rassure, il nous pousse vers le haut, il fait de nous
des papillons, dans la Paix du Christ.
Amen.
Discours prononcé à l'occasion des 40 ans 1/2 de Stanislas Ferron, 11 juillet 2015.
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