Se passer la main sur le visage, la crainte angoissée de n’y plus trouver ni nez, ni bouche, tous traits effacés comme sur un dessin…
Jacques Rigaut.
Jacques Rigaut.
Eh ben écoutez, ça va. Je ne fais pratiquement plus de cauchemars. Non vraiment, j'aurais cru que ce serait plus difficile de me retirer du monde, comme ça, du jour au lendemain. Faut dire que ça donnait un sens à ma vie, l'air de rien, de mettre en ligne tous les jours mon petit néant quotidien... Ça rendait super important mes réveils en début d’après-midi et mes courses au Marché Plus, et franchement, c’est pas donné à tout le monde de paraître intéressant avec un sac plastique à la main, avec dedans une douzaine d’œufs, deux tranches de jambon et une boîte de saucisses-lentilles, hein ? Eh ben moi, ça doit être mon côté Houellebecq, mais ça marchait plutôt. Ça les passionnait, mes lecteurs, je crois, mes histoires impossibles : mon roman que j’écrivais pas, la femme de ma vie que je croisais jamais, les bars où j’allais sans cesse pour ne jamais boire d’alcool – parce que moi, vous savez, je bois pas d’alcool. Alors voilà, y’avait sûrement quelque chose de fascinant là-dedans.
Et puis moi, faut dire, j’avais un sacré besoin de donner un sens à ma vie. Ne serait-ce que pour trouver le courage de me lever le matin, déjà. Enfin, je dis le matin parce que maintenant j’ai du boulot (enfin le moins possible quand même, hein), mais ce que je veux dire c’est qu’il faut quand même se lever, docteur, tous les jours, et que c’est pas forcément facile si vous avez pas un minimum de raison de vivre. Alors à défaut, on s’en trouve une. Chacun son truc, hein, mais moi j’ai rien trouvé de mieux que de raconter ma vie pour lui donner de l’importance. À tel point d’ailleurs que je me suis toujours demandé comment faisaient les autres, ceux qu’ont pas de journal intime. Qu’est-ce qu’il reste de leur journée, une fois qu’ils l’ont vécue ? Comment on peut vivre je sais pas, quatre-vingts ans, sans avoir tenu de journal ? À quoi ça rime ? Je vous pose la question, docteur.
Et alors ensuite, j’ai commencé à le mettre sur Internet, ce journal. Parce que d’abord je l’écrivais pour moi-même, hein, comme les midinettes vous savez. Et donc je l’ai mis sur Internet, et alors là c’est marrant comment ma petite vie de merde (il faut dire ce qui est, hein) est soudain devenue passionnante. Pour les autres, je veux dire. C’était la même vie de merde, hein, le même chômage, le même roman qui s’écrit pas, les mêmes filles que je baisais pas (ah ! on peut dire qu’elles sont nombreuses, celles qui sont pas venues dans mon lit ! Un vrai festival, pah ! pah ! pah !...), tout était pareil, mais là c’était devant tout le monde. Oh, j’étais un peu gêné, d’abord, hein, je dois bien le reconnaître, un peu comme une danseuse étoile en petite tenue qui entrerait par erreur dans un vestiaire de rugbymen en pleine troisième mi-temps, si vous voulez. Le nu bordé de couilles, vous voyez le genre… Et puis je m’y suis habitué, je dois dire. Dans un sens, je suis passé du voyeurisme à l’exhibitionnisme, tout en restant un sale petit voyeur quand même, le genre qui bave devant les terrasses de café quand des filles en jupe décroisent leurs jambes et tout.
Alors forcément, abandonner tout ça du jour au lendemain, c’est un peu dur. Mais ça va bien, maintenant, hein, ça va. Finalement, j’aurais même dû m’arrêter plus tôt : je l’ai toujours su, au fond, que la désertion, c’était mon truc. Ma pudeur, c’est l’absence. Vous savez que plusieurs milliers de personnes disparaissent chaque année. Voilà ce que j’appelle de la discrétion. S’effacer du paysage. Il faudra que je fasse ça, un jour. L’ennui c’est que je ne peux pas m’empêcher d’écrire mon journal, alors on peut me suivre à la trace. Je suis pas le genre à brûler mes écrits, moi, comme Nabe. Ce serait comme décider du jour au lendemain de perdre la mémoire, quoi. De me faire un trou dans la tête, quelque chose comme ça. Non, moi je préfère me suicider au quotidien, finalement. Progressivement, vous voyez. Un peu comme on se baigne. Je suis pas un expéditif, moi. Entre le moment où je décide de faire un truc et le moment où je le fais vraiment, il peut se passer des années, hein. M’attendez surtout pas pour dîner, je veux dire, parce que je risque d’être en retard, quoi.
Mais comme ça, ça va. Et puis c'est pas si mal, en fait, question timing : disparaître juste après qu'on a parlé de moi dans le Fig-Mag, c'est un peu classe quand même. D’une certaine façon, je me suis un petit peu suicidé quelque part. Gentiment, je veux dire. Et en même temps, je suis toujours là. Et je continue à tenir mon journal, mais de nouveau pour moi tout seul, comme une collégienne dans un agenda Naf-Naf. J’ai l’impression de moins sentir le souffre. Je suis redevenu inoffensif. Finalement, c’est ça qui me convient. D’inoffensif à absent, il n’y a qu’un pas. Vivre, c’est s’éloigner. Au revoir, docteur.
12 commentaires:
Moi, ce qui me passionnait, c'était de te regarder travailler. Surveillant d'internat, c'est vraiment le plus beau métier du monde ! Si tu avais été un voyeur homosexuel, tu aurais été au paradis.
Merlusse Bruley silence dans les rangs !
Mon petit Juldé vous reviendrez la semaine prochaine vous allongez sur le divan, il faut de tout pour faire un monde, même de faux dépressifs !
Olivier, c'est vrai que je n'ai même pas eu le temps de décrire mes internes faisant ce qu'ils appellent "la teucha" dans le couloir: le caleçon descendu jusqu'aux genoux, ils se coincent la bite entre les cuisses pour imiter un sexe de femme... Et ça les fait rire aux larmes. Ah! Ah! Ah!
Petit voyou !
Au fait Raphaël j'ai toujours pas réussi à déterminer si tu étais sérieux quand tu disais tu as arrêté ton journal intime par honnêteté !
C'était pour faire bisquer tes lecteurs hein ! avoue ?
Par honnêteté, je ne sais pas... Mais par fatigue de devoir sans arrêt supprimer des passages pour préserver les petits égos de Machin ou de Bidule, ou simplement pour pouvoir être tranquille, certainement! A la fin, ce n'était plus un journal intime, mais un gruyère...
Ben alors, vends du gruyère !
J'en suis à me demander, Raphaël, si votre auto-censure ne vous poussait pas, afin de ménager les susceptibilités de Machin et de Bidule, à vous fabriquer une fausse personnalité de non-buveur, non-fumeur, non-baiseur.
Alors qu'en fait, clope au bec et toujours mi-brindezingue vous sautez avec allégresse tout ce qui bouge.
Cette pudeur délicate vous honorerait. Ce qui ne serait pas du luxe. Quoi de plus vil,en vérité, qu'un ivrogne pétuneur laissant dans son sillage les victimes éplorées d'un insatiable donjuanisme?
Mais je peux me tromper. Peut-être parliez-vous vrai?
Dans ce cas, un conseil: Adonnez-vous à la boisson. Surmontez vos répugnances. Seul le premier pas coûte.
Un artiste, maudit ou non, se doit d'être pourri de vices. L'alcool est une bonne clé. Il ouvre sur tous les autres. A vous luxure, excès divers, déchéance finale.
Devenez la Beigbéder du palyndrôme, le Bukowski de la Mayenne et recommencez votre journal:
Devenu infâme, vous ne songerez même pas à respecter les ineptes susceptibilités de l'un ou de l'autre
"Quoi de plus vil,en vérité, qu'un ivrogne pétuneur laissant dans son sillage les victimes éplorées d'un insatiable donjuanisme?"
à lire sur le ton de Fanny Ardant
signed : radouL..
C'est étonnant à quel point la disparition de ces quelques lignes de néant quotidien laisse un grand vide. Tant pis, je vais bien trouver une autre inoccupation.
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