mercredi 13 juin 2007

"Ca pue le bon Dieu, ici !"



Ma conception des choses est telle que je me réjouis des pires malheurs dont le spectacle ou la prévision me torture, parce que je les sais nécessaires, c’est-à-dire voulus de Dieu, et par conséquent adorables ; parce qu’il est mille fois clair pour moi que les cataclysmes annoncés sont les prodromes indispensables du règne de Dieu in terra que nous avons le devoir de demander sans cesse.
Léon Bloy, Au seuil de l’Apocalypse.



« Ça pue le bon Dieu, ici ! »[1] C’est sur ces mots que s’ouvre La Femme pauvre, deuxième roman de Léon Bloy. L’écrivain catholique au regard d’acier vomissait les tièdes, les bourgeois aussi sûrs d’eux-mêmes que parfaitement idiots, les arrogants incultes qui insultent le Christ et les prêtres honteux qui trahissent leur mission. Diariste bouillonnant, pamphlétaire impitoyable, romancier travaillant avec un sabre, Léon Bloy a mis l’humour au service de sa férocité. Le 22 juillet 1893, il inaugure dans le Gil Blas une série de contes qui formeront plus tard le recueil des Histoires désobligeantes.

La Main de Dieu

Ces trente contes sont trente couperets, trente condamnations sans merci. Léon Bloy est sans doute l’un des derniers grands écrivains catholiques pour qui le Jugement dernier a un sens. Il juge ses contemporains, son époque, avec la certitude que leurs actes pèseront lourd sur la balance au dernier Jour, quand retentira le Rire de la Vierge, la terrible « Subsannation »[2] divine. Léon Bloy sait que les bourgeois sont déjà condamnés, que les dévots qui oublient de traiter le Pauvre croisé chaque jour comme la représentation du Christ qu’il est en réalité, ne verront jamais la couleur du Paradis. Pour cette raison, il pourrait éprouver une certaine compassion pour ces malheureux indésirables auprès de Dieu – mais bien au contraire, il ne pardonne pas leurs erreurs, aucune excuse ne justifie à ses yeux un crachat à la face du Crucifié. Ce n’est pas à lui, Léon Bloy, de pardonner parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.


Dieu est omniprésent dans ces Histoires désobligeantes, comme bien sûr dans toute l’œuvre de Léon Bloy. Nul besoin de Le citer, de Lui attribuer un rôle – Il intervient toujours pour renverser le cours des choses, pour punir la crapulerie des hommes ou révéler le monstre qui se dissimule sous les traits les plus affables. C’est Lui qui orchestre l’abominable fait divers relaté dans La Tisane ; c’est Lui qui séquestre Les Captifs de Longjumeau et cause leur perte ; et comment ne pas voir que c’est encore Lui qui place sur le chemin du jeune Maxence cette sœur qu’il croyait morte et qui fait le trottoir, retrouvailles aux conséquences dramatiques qui agiront comme le révélateur du destin du jeune jouisseur ? « Maxence n’a plus de maîtresse. Il achève en ce moment son noviciat de frère convers au monastère de la Grande-Chartreuse. »[3]

Étonnant, ce rapport qu’entretient Bloy avec Dieu : il passe sa vie à attendre un signe de Lui, et toute sa vie se transforme en signes, en une multitude de preuves de l’existence de Dieu. Au moment même de la première communion de sa fille Véronique, en mai 1902, l’éruption de la Montagne Pelée fait trente mille morts. « Le hasard n’existant pas, cette extermination était indispensable pour que fût contrebalancé, dans l’infaillible Main, l’acte prodigieux de notre enfant. Il ne fallait pas une victime de moins à cette innocente et le volcan, depuis des siècles, attendait son signe. »[4]

Avec les Histoires désobligeantes comme avec toute son œuvre, le Mendiant ingrat s’amuse du destin des hommes, de leur récompense ou de leur châtiment annoncé. Ce ne sont jamais ceux qui se sentent le plus à l’aise avec leur croyance, ceux qui s’imaginent protégés par leur argent et qui vont à la messe tous les dimanches, la conscience tranquille, qui ont le moins de soucis à se faire ! Ceux qui s’imaginent qu’il est avec le ciel des accommodements (voir Exégèse des lieux communs), qui pensent que paraître vertueux équivaut à l’être réellement, sont condamnés d’avance. Et nul besoin d’attendre que la Justice divine, l’« infaillible Main » ne s’abattent sur eux : avant que cela n’arrive, Léon Bloy leur aura déjà fait un sort. Croit-on par exemple que Mme Alexandre, l’héroïne du conte intitulé Le Vieux de la maison, emportera au paradis d’avoir fait assassiner son père, devenu une charge pour elle ? Sa pénitence commence sur terre, puisqu’après son crime, « elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre cent kilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget » ! Léon Bloy est un expert en châtiments, il suffit pour s’en convaincre de voir celui qu’il réserve à Alcibiade Gerbillon, le chirurgien-dentiste assassin ![5]

Sacrilège raté est l’exemple même de la haine que voue l’écrivain envers ces hypocrites dévots, ces bourgeois tartuffes qui ne communient que par souci de mondanité. « Je me moque de votre Dieu sanglant, s’exclame ainsi un personnage, et n’ai que faire des absolutions que vous prodiguez aux petites bonnes gens de ce village. Mais mon mari est un député vertueux qui a besoin de l’admiration de ses électeurs. Que ne dirait-on pas dans le pays si on apprenait que la vicomtesse des Égards ne fait pas ses Pâques ? » Bien entendu, un miracle surviendra au moment où l’abominable femme approchera ses lèvres de l’hostie, l’empêchant de commettre cet « acte épouvantable ».

Le rire féroce de Léon Bloy


Les histoires de Léon Bloy ne brillent pas par leur originalité : elles fonctionnent toutes pour la plupart suivant le même schéma : le crime et son châtiment, et le renversement des valeurs. Les vertueux se révèlent pourris jusqu’au sang et les misérables dévoilent vite leur grandeur d’âme. Histoires désobligeantes, c’est l’exégèse des faits divers crapuleux.

Ce n’est donc pas dans l’histoire en elle-même que se trouve le génie de Léon Bloy, mais bien dans sa façon de l’embellir, de la gonfler d’adverbes incongrus et de décrire l’horreur humaine et quotidienne dans la jubilation et le rire. Les noms de ses personnages sont déjà tout un poème, je ne résiste pas au plaisir de faire défiler une galerie de portraits non exhaustive : « Ils étaient quatre et je les ai trop connus. Si cela ne vous fait absolument rien, nous les nommerons Théodore, Théodule, Théophile et Théophraste » (Une Idée médiocre). « Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida Magpie se chérissaient depuis trente hivers » (Deux fantômes). « Madame Presque ne pouvait se consoler du départ de M. Vertige » (Le Téléphone de Calypso). « Il y avait le père Panard et la mère Panard ; les quatre héritiers Panard : Athanase, Héliodore, Démétrius et Orthodoxie ; puis l’oncle Justinien, la tante Plectrude et la tante Roxelane. Enfin, la vielle bonne Palmyre » (Le Cabinet de lecture).


Les Histoires désobligeantes n’échappent pas à la facilité, et le lecteur comprend assez vite le système de l’auteur pour savoir dès les premières lignes ou presque où il veut en venir. Ce qui fait la valeur de ces contes cruels, c’est la cruauté justement, le style fort-en-gueule de Bloy, l’invective taillée comme une baïonnette, l’éclat de rire féroce et brutal, la rage en avalanche d’épithètes et de substantifs imparables, catapultés par une plume qui touche sa cible à tout coup. L’« enragé volontaire » vise toujours juste.

Le sang du pauvre


Après Dieu, l’autre grand sujet de Léon Bloy, c’est l’argent. On précipite la mort de ses géniteurs pour toucher un héritage (Le Vieux de la maison, La Dernière cuite), on vit dans le luxe, on est dans le commerce, on fait de bonnes affaires. Le bloyen assidu sait ce que l’Argent représente pour l’auteur du Désespéré : si le Christ est le Pauvre, l’Argent n’est autre que son Sang. « … Moi, je n’ose plus y toucher depuis trente ans !... Oui, jeune homme, depuis trente ans, je n’ai pas osé porter mes pattes malpropres sur une pièce de cinquante centimes ! Quand mes locataires me paient, je reçois leur monnaie dans une cassette précieuse, en bois d’olivier, qui a touché le Tombeau du Christ, et je ne la garde pas un seul jour » (La Religion de M. Pleur). À cette tirade font écho les lamentations de Fiacre-Prétextat Labalbarie, l’entrepreneur de pompes funèbres de La Dernière cuite, qui exprime ainsi son angoisse de mourir de méprisable nanti : « On ne meurt véritablement qu’à la condition de posséder. Il est indispensable d’avoir des capitaux pour rendre l’âme, et voilà ce qu’on ne veut pas comprendre. La mort n’est que la séparation d’avec l’Argent. Ceux qui n’en ont pas n’ont pas la vie, et, dès lors ne sauraient mourir. » Le Sang, la Vie : l’argent circule donc dans les veines du Christ, et refuser un sou à un Pauvre – c’est-à-dire au Christ – est lui ôter un peu de vie. Voilà de quel crime abominable se rendent coupables les bourgeois abhorrés de Bloy. Qu’on relise Le Sang du pauvre… Enfin, lorsque Esculape Nuptial poignarde un vieillard pour lui voler son argent (On n’est pas parfait), la boucle est bouclée et le meurtre double !

L’amour est voué à la même détestation. Il n’est jamais éloigné de l’argent, d’ailleurs : qu’il soit payant et incestueux, comme dans Tout ce que tu voudras ! ou Jocaste sur le trottoir, ou qu’il soit multiple et adultère comme dans Le Réveil d’Alain Chartier, Le Soupçon, La Fève ou Le Téléphone de Calypso, le sexe chez Bloy tient plus du rapport de force que du sentiment amoureux. La jalousie y est meurtrière (Le Soupçon) et tout semble n’être qu’affaire de pouvoir. On se marie pour la dot, pour que le commerce se maintienne. Toujours dans Le Soupçon : « Un jour, cependant, il se maria. Les affaires sont indiscutablement les affaires et la prospérité de la raison commerciale “Aristobule et fils” exigeait impérieusement qu’une héritière confortable entrât dans son lit, jusqu’alors ignorant des promiscuités. »


Léon Bloy est une machine implacable qui fouille le ventre de l’homme pour en retirer de l’ordure ou des lingots. Son œuvre est jonchée de cadavres entre lesquels il se promène, scrutant les cieux dans l’attente de Quelqu’un qui ne se presse pas. Rien ne peut l’arrêter, pas même le silence qui accueillait la publication de chacun de ses livres. Le silence, au contraire, est son allié : son entreprise de démolition n’en est que plus florissante : « Mon rire même, annonce-t-il dans sa préface, quand je dévore les contemporains, ne réveillerait pas une araignée filandière, et mes pas font moins de bruit encore, lorsque je me promène parmi leurs sépulcres. S’ils étaient malins, ils carillonneraient, nuit et jour, pour dénoncer ma présence et me priver ainsi de l’incognito qui favorise mes expéditions de vampire. »


Texte publié dans La Presse littéraire, n°6, mai-juin-juillet 2006.


[1] La Femme pauvre, Mercure de France, 1972. Folio n° 1194.
[2] Du latin subsannare, « se moquer », « tourner en dérision ».
[3] Tout ce que tu voudras ! in Histoires désobligeantes, éditions Ombres, 2001.
[4] Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, in Journal I, Robert-Laffont, collection « Bouquins », 1999.
[5] Terrible châtiment d’un dentiste, op. cit.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est quand même un épigone du comte de Lautréamont ... il a d'ailleurs été parmi les tous premiers à reconnaître la grandeur d'Isidore Ducasse (non ! pas la même famille qu'un célèbre cuisinier parisien qui a trois étoiles et une belle toque).