samedi 23 juin 2007

Les ficelles du métier


- Bon, il ajoute en posant une Camel sur sa lèvre inférieure. J’ai donc lu ton manuscrit. Comment te dire… Euh… Déjà, on a un gros, gros problème de structure, hein. La première partie est beaucoup trop longue, et les deux autres trop courtes. Tu t’en rends compte, hein ?

- Euh… oui, je fais. Oui.

- Eh ben oui mais mon vieux, hein, c’est pas bon du tout, ça ! Un histoire bien bâtie, ça doit aller crescendo, hein, pas diminuendo ! Ça ressemble à rien, ça : tu balances tout dès le départ, comme ça, et après, hein, qu’est-ce qu’y se passe, après ? Hmm ?...

La Camel, entre majeur et index, est extirpée de la bouche qui se tord sur le côté gauche, le plus près de la fenêtre ouverte, et rejette un nuage de fumée.

- Eh ben après tu t’écrases comme une merde, mon vieux ! Comme une merde ! T’es d’accord avec moi, ou pas ?

- Euh… oui, je fais. Oui.

- Bon. Et puis qu’est-ce que c’est que cette histoire à deux balles que tu nous as pondue, là ? Où il est l’intérêt, tu peux me dire ? Tu comptes intéresser qui avec ça, hmm ?... Tu crois qu’il va être captivé, le lecteur lambda, avec ton histoire de char à voile ? Hmm ?... Non mais dis-moi, hein, parce que moi je sais pas, peut-être que les gens, maintenant, ça les branche à mort, les histoires de char à voile et de Club Mickey ! Tu vois, je rentre de congé, là, alors moi les dernières tendances je les connais pas, hein ! Peut-être, non mais je dis ça j’en sais rien, peut-être les gens ils crèvent d’envie de lire les aventures d’un type comme eux qui fait du char à voile ! T’en penses quoi, toi ?

La Camel, tapotée négligemment sur le rebord d’un cendrier de métal, retrouve la bouche. La jambe droite du pantalon de tergal chevauche la jambe gauche, le cuir du fauteuil craque sous le poids du corps.

- Euh… non, je fais. Non.

- Ah !... On est d’accord, donc ! Parce que moi non plus, figure-toi, je crois pas que ce qu’ils ont envie de lire, les gens, c’est des histoires de char à voile. Surtout qu’y a pas beaucoup de vent, dans ton affaire, là. Qu’est-ce qu’y z’ont envie, les gens, d’après toi ? Hein ? Les gens ils ont envie de voyager, les gens, voilà ! Il faut les faire rêver, les gens, c’est pas compliqué ça, si ? De l’aventure, de l’action, du sexe, bordel, du sexe ! Non parce que je veux bien que tu aies un certain style, hein, mon vieux, mais entre nous, euh… Ça baise pas dur, dans tes histoires, hein. Alors il va falloir me revoir tout ça, hein, parce qu’on peut pas continuer comme ça ! C’est quoi le problème ? Je t’ai connu mieux inspiré, mon bonhomme !

La Camel est écrasée dans le cendrier par un index impitoyable. J’ai l’impression de comprendre ce qu’elle ressent à ce moment précis.

- Bon, je fais, anéanti. Ben je crois que j’ai encore du boulot, alors…

Éclat de rire bienveillant, main qui se pose sur mon épaule.

- Allez, fiston, fais pas cette tête-là ! Je vais te l’écrire, moi, ta rédac. Bon, c’est quoi, le sujet ? « Racontez vos vacances », un truc comme ça, hmm ?

Publié dans Palindrome Papier, n°1, mai 2006.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

As-t vu et entendu Julien Doré ? Un vrai caméléon musical doublé d'une bête de scène ...