lundi 25 juin 2007

Voyage à Istanbul (1/15)


(Voici le premier épisode de notre grand feuilleton de l'été. Maintenant que je ne tiens plus mon journal intime en ligne, je peux à loisir en réutiliser les meilleures pages. N'est-ce pas d'ailleurs la période des best-of et autres rediffusions ? Retour donc sur un séjour stambouliote effectué en juillet 2003... L'occasion pour les nostalgiques de mon journal de s'y replonger un peu - et pour ceux qui sont arrivés après la bataille de se faire une idée de ce qu'ils ont raté. Les pauvres.)


Dimanche 6 juillet 2003.


Réveil à l'aube sans avoir dormi, comme de bien entendu. Je voudrais être quinze jours plus loin dans ce journal, et me lire comme un étranger. Ma mère est plus stressée que moi, puisqu'en ce qui me concerne je n'ai jamais l'inquiétude d'oublier quoi que ce soit : je constate que ces choses ont été oubliées, c'est tout, et je me maudis. Elle angoisse parce que Sébastien tarde à faire son apparition à la gare, alors qu'il n'est que 9 h 00 et que notre train part à ¼. Il arrive bien sûr, puisqu'il est écrit que tout doit se dérouler sans histoire, et nous entamons le premier trajet, de Laval au Mans, par train express régional, faisant une halte de quelques instants dans plusieurs petites gares. Le voyage commence en douceur, sur le mode mineur. Au Mans, nous prenons un deuxième train : le TGV pour Roissy, encombré de bagages et de jeunes anglais qui ont fait du wagon leur territoire, criant et gesticulant, faisant même partager à tout le monde leur goût sans faille pour la grande musique : La Macarena, I'm a Scatman… J'espérais secrètement qu'ils disparaîtraient de la surface du monde ferroviaire à Marne-la-Vallée, mais non, ils rentrent au bercail, dans leur Perfide Albion, nous devons donc nous les farcir jusqu'à Roissy.


À notre arrivée, il faut encore s'orienter, trouver le bon terminal, qui mène au bon guichet, qui nous indiquera la bonne porte d'embarquement. Nous grimpons, en traînant nos valises, escalators et escaliers, empruntons une navette qui nous dépose 500 mètres plus loin, à la porte B. Sébastien sort ses billets, le type au guichet nous enregistre et nous montre où nous devons aller : porte F, c'est-à-dire à l'opposé… c'est-à-dire à peu près d'où nous venons. C'est reparti, à pied cette fois, dans l'autre sens. Heureusement, nous avons tout notre temps : notre avion ne décolle qu'à 17 h 05. J'attrape un caddie au vol, y dépose nos sacs à dos et ma valise dont la poignée n'est pas pratique : la valise en elle-même est un peu trop ample et mes jambes un peu trop longues se prennent dedans. Je n'aime pas les aéroports, ces structures immenses et inhumaines où tout est loin de tout, et réciproquement. Nous arrivons, et l'attente commence. Sébastien fait l'aller-retour entre le tableau d'annonce des départs et son siège tandis que j'étouffe quelques fous rires à la lecture du Chameau sauvage de Jaenada. Il n'y a pas de temps perdu. Enfin, deux heures avant le départ, nous enregistrons nos bagages et passons le sas de sécurité sans faire sonner quoi que ce soit.


L'avion de la firme Alitalia qui nous attend est tout petit, une centaine de places à tout casser. Il fait quelques tours sur la piste, lentement, puis s'élance en oblique, perce les nuages, la Seine serpente au loin sous ces moutons géants, puis ils se regroupent pour former tapis, on croirait survoler une mer de glace. Nous laissons la France et toutes les arrestations d'Yvan Colonna du monde. Frugal dîner au-dessus des Alpes, on fait passer la Méditerranée avec un café. Nous redescendons, ciel dégagé sur des champs à perte de vue. Nous cherchons Rome des yeux, mais nous atterrissons avant.


Descente de l'avion à même le tarmac, et nous prenons place dans un bus qui nous conduit à l'entrée de l'aéroport. Là, nous cherchons sur les écrans la porte d'embarquement de notre prochain avion : C32. Nous suivons les autres voyageurs qui vont, eux aussi, à Istanbul. Nouveau passage au détecteur de métal, puis nouvelle navette, sur rail celle-ci. J'aime les aéroports, ces structures incompréhensibles : une fois arrivé là où vous vouliez aller, vous seriez bien incapable de dire, en regardant les bâtiments à travers les fenêtres, par où vous êtes entré… Ici, le sol est moquetté. Nous ne sommes toujours pas parvenus à changer notre monnaie : aucun bureau de change ne fait la livre turque.


Nous embarquons. Rome s'éloigne très vite, nous longeons la côte, Rome est une ville rouge. Mais l'avion amorce un demi-tour, nous revenons vers elle. Une histoire de couloirs aériens. Derrière nous, un jeune Turc, je crois, parle fort et lance des insultes en anglais, en rigolant grassement. Heureusement, il se calme assez vite. À côté de moi, une assez jolie Turque lit un livre. Couché de soleil sur la mer, l'horizon s'emmêle les pinceaux : rouge, orange, jaune, violet, vert, bleu… Puis la nuit tombe vite. Nous devinons au loin des reliefs de côtes illuminées. Le mal de crâne qui m'a saisi durant le premier trajet en avion revient de plus belle. Je pensais tout d'abord que c'était de fixer l'horizon en me déhanchant qui me produisait cet effet, mais c'est peut-être tout simplement la pression de l'appareil. Ça finit d'ailleurs par se calmer. Je ne touche pas beaucoup au repas donné dans l'avion : j'avais mangé le précédent. Sébastien teste leur thé, qui semble être une lavasse sans goût. Soudain, l'appareil amorce une descente alors que nous apercevons une côte pleine de lumières. Les hôtesses nous font remplir un questionnaire concernant le S.A.R.S. Et la pression se fait plus forte : nous atterrissons, à notre grande surprise. Déjà ? Mais il n'est que dix heures ! Atterrissage en catastrophe ? Non, nous nous étions juste trompés : nous pensions que l'horaire d'arrivée en Turquie (23 h 30) était indiqué en heure de Paris, mais c'était en heure locale. Il est bel et bien onze heures à Istanbul, et nous atterrissons assez brutalement sur le tarmac d'Atatürk.


Nouvelle course dans l'aéroport, à la recherche de nos bagages et d'un bureau de change. Je n'aime pas les aéroports, ces grandes structures vides à onze heures du soir… Passage à la douane où un fonctionnaire tamponne vigoureusement des papiers, et nous récupérons nos valises. Là nous pouvons changer nos euros en livres turques. On me donne soixante-quinze millions six cent mille livres turques contre les soixante euros que j'ai déposés. En fait je me suis fait entuber de dix euros : Sébastien en a changé cinquante et a reçu la même somme. Petite tentative pour appeler nos familles, mais les appareils téléphoniques refusent la carte bleue de Sébastien. Nous sortons de l'aéroport. Les " taksis " jaunes, qui la nuit sont orange, comme le disait Nabe dans Visage de Turc en pleurs, font la queue. Un type costaud prend nos bagages, les range dans le coffre et nous demande de l'argent. Non, merci. Nous indiquons notre hôtel au chauffeur : hôtel Erboy, sur Ebusuud Caddesi. Il ne voit pas où ça se trouve, je l'aide un peu : " Topkapi… " (je prononce bien comme il faut, Top-kapeu), mais il demande à d'autres chauffeurs, et la course commence. Les ceintures de sécurité à l'arrière servent de décoration et le chauffeur lui-même n'a pas la sienne. Course poursuite de taxis dans la nuit d'Istanbul. À notre gauche, des bars et des boutiques de luxe éclairés avec tout le kitsch nécessaire, à droite quelques bateaux en mouillage sur la Marmara. Notre taxi se faufile à coups de klaxons et nous pénétrons dans Istanbul. Et l'enchantement commence. Istanbul de nuit, c'est tellement beau qu'on se croirait à Eurodisney. D'un côté la Mosquée bleue, de l'autre Sainte-Sophie, illuminées toutes deux comme il se doit, et séparées par un vague terrain qui les rend irréelles, sortant de là impromptues et pathétiques, toutes bêtes dans leur beauté sublime.


Nous arrivons devant notre hôtel. Le chauffeur nous a surtaxé la course : Sébastien lui donne 25 millions. Ici, si tu ne la demandes pas, le chauffeur ne te rend pas la monnaie. Le nôtre s'engouffre donc dans son véhicule et repart.


Dans le hall de l'hôtel, le réceptionniste nous explique en anglais que pour cette nuit nous dormirons dans un hôtel tout proche, et que nous pourrons retourner à l'Erboy demain. Un de ses " amis " va nous y conduire… et nous voyons surgir un grand type voûté, dégingandé, les bras interminables le long du corps, des épaules à n'en plus finir, entre la créature de Frankenstein et un personnage d'Ed Wood. On le suit, c'est à deux blocs de là, à Hüdavendigar Caddesi, l'Orient-Express. Nous passerons donc notre première nuit stambouliote dans un quatre étoiles. Le porteur de cet hôtel-ci, qui ressemble un peu plus à un être humain, essaie de nous dire quelques mots en français. Je lui laisse un pourboire très chiche : 500 000 livres. La salle de bain est très confortable, nous l'essayons immédiatement, puis Sébastien zappe sur les chaînes de télé tandis que je rédige ces notes.