Dimanche 13 juillet 2003.
Nous avons décidé de passer un dimanche calme. Visite de Sainte-Sophie le matin – l’intérieur du bunker. La nef est gigantesque, la coupole s’élève loin au-dessus de nos têtes, masquée en partie par les échafaudages de la restauration en cours. Sur la conque de l’abside, une Vierge à l’Enfant, superbe mosaïque byzantine à fond doré dont il ne reste qu’une partie, et sur la gauche l’Ange Gabriel. Tout est immense ici, et tout est doré. Ou l’était. Le temps a profondément abîmé tout ça, et les séismes successifs qui ont ravagé l’église se font sans doute encore sentir par endroits. J’avoue que comme tout le monde, je glisse mon pouce dans la colonne suante censée exaucer les vœux. Nous montons aux galeries par un large couloir pavé. Splendeur de la représentation du Jugement dernier : la Vierge à gauche, au centre le Christ, saint Jean-Baptiste à droite. Les croix latines du parapet de marbre ont toutes été grattées sous l’époque ottomane. Seul le bas demeure visible, formant autant de lances. Dans le narthex, des panneaux donnent une vague idée de la splendeur de l’endroit sous le règne de Constantin et à travers les âges. En sortant par le vestibule, nouvelle mosaïque sublime représentant une Vierge à l’Enfant à qui Constantin offre la ville de Constantinople, à droite, tandis que Justinien, à gauche, lui offre Sainte-Sophie.
Une fois sortis du bâtiment, nous retournons rue Divanyolu, cette fois avec le livre sur Loti dans les mains, pour retrouver la maison qu’il avait habitée en 1910 et sur laquelle une plaque fut apposée en 1920. Nous avons beau faire les cent pas dans cette rue assez brève, nous ne trouvons rien qui ressemble à la photo. Nous finissons par prendre un verre dans le (faux) café Loti, hôtel-restaurant minable aux allures de cafétéria. Un thé servi dans une tasse à café (mauvais goût du service), puis jus de pêche dans une boîte en fer (mauvais goût tout court), à l’européenne. Nous saurons à quoi nous en tenir.
Nous avons décidé de passer un dimanche calme. L’après-midi se passe à rédiger des cartes postales. Les brouillons plutôt, étant donné que les cartes achetées le matin sont trop grandes pour nos enveloppes. Jusqu’au soir nous rédigeons en duo une lettre pour Carine, qui aurait dû être du voyage (Carine, pas la lettre)…
Nous avons décidé de passer un dimanche calme. Nous partons à la recherche d’un hammam en suivant les conseils de notre guide (pas toujours très avisés). Tout d’abord nous trouvons le Old Turkish Bath, à la façade triste et fatiguée, aux murs en lézards. Il n’ouvre qu’à 20 heures, nous aurions un quart d’heure à patienter avec un Turc triste et fatigué, aux vêtements en lézards. Aussi gris que sa turne. Nous allons voir ailleurs. Et nos pas nous mènent tout naturellement devant le Cemberlitas Hamami, bain turc dont l’architecte fut notre cher Sinan. La fille de l’accueil est très mignonne, très blonde, très hôtesse de boîte de nuit. On lui donnerait 25 millions sans confession. C’est ce qu’on fait, d’ailleurs. Elle nous indique le coin des hommes, l’escalier qui mène au vestiaire. On croise quelques gras Turcs assis sur un banc, serviette autour de la taille, sous les plis du ventre. A l’étage un type nous indique notre cabine individuelle. Je me désape, laisse mes vêtements, entoure ma taille d’une serviette et descend rejoindre Sébastien dans la salle chaude. A demi allongés sur le marbre, nous perdons vite des litres de sueur. Liquides nous sommes, on en glisserait presque, sur la transpiration des autres. Ca pourrait créer des liens. Nous ne sommes qu’une seule sudation, énorme, une quinzaine de frères de sueur.
En attendant notre tour, nous regardons officier les masseurs. Petite intimidation pour le folklore : l’un d’eux enfile son gant de crin avec la gestuelle exagérée d’un chirurgien et plaf !, donne un grand coup de sa main libre sur sa sœur gantée, très lutteur en démonstration, ou rugbyman néo-zélandais entonnant le haka, comme le dira ensuite Sébastien. Le massage qui suit paraît plus doux, à proportion. Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les baquets d’eau vidés violemment sur le sujet : j’ai horreur de recevoir de l’eau dans les yeux, et déjà la sueur qui niagarate de mon front irrite ma paupière gauche. Visiblement, aucun de nos compagnons de misère ne veut partir au feu. Lorsqu’un masseur appelle son client, l’un d’eux, dans un grand geste chevaleresque du doigt, désigne son voisin pour qu’il aille se faire marteler le gras à sa place. Au bout d’une vingtaine de minutes à perdre les eaux, Sébastien et moi étions plutôt impatients de voir surgir nos bourreaux. On ne le dit pas assez, mais beaucoup de héros ne le deviennent que par lassitude. Ca tombe bien, le mien me fait signe avec un petit sourire pervers. Il me sert la main, comme un lutteur avant un combat, et tente une approche : « Where are you from ? England ? » Il m’allonge entre d’autres victimes plus ou moins consentantes. Entre-temps je me suis rendu compte que ma serviette était trempée et collée à mes petites fesses maigrelettes. Heureusement que je n’ai jamais eu beaucoup d’orgueil mâle…
Il ne me fait pas le coup de la baffe dans le gant de crin, il se contente de sourire et de me rapprocher du bord de la pierre en me faisant glisser sur l’eau du corps des autres. Et il attaque au gant, tranquillement d’abord, juste pour me nettoyer. Il va chercher le baquet d’eau, je ferme les yeux et splaf !, un bon litre d’eau tiède vient me fouetter comme un phoque sur la banquise. Il me fait asseoir, me nettoie les bras en me montrant d’un petit air rieur les dépôts de crasse que son gant arrive à enlever de mon corps, comme s’il voulait me culpabiliser, ce con-là. Et je m’allonge sur le ventre, la serviette n’est plus qu’une loque qui fait ceinture, il ne manquerait plus que tout le monde reluque ma petite bite… Je remarque qu’à l’autre bout du marbre, Sébastien aussi subit les derniers outrages. C’est bête, mais ça me rassure de savoir qu’on souffre entre amis. Après le nettoyage, j’attends le baquet d’eau en fermant les yeux, mais rien ne vient. Tiens ? Bizarre… Et voilà que mon masseur s’acharne sur mon dos, mes épaules, mes omoplates, qu’il descend jusqu’à mes mollets – et là j’avoue qu’un cri rauque sort de ma gorge, tout piteux, à peine un cri, une exclamation, rien. Quand on souffre, il n’y a rien à dire. Il me demande de me retourner, s’en prend à mon ventre, mon petit ventre rond tout neuf, acquis après des années de rachitisme ! Il le tourne dans tous les sens, lui fait prendre des aspects que je ne lui aurais jamais imaginé, l’aplatit, le pousse à droite, le tord à gauche, en lace une partie à droite et l’autre à gauche… Les jambes, de nouveau. Il passe sur mes tibias et appuie comme s’il voulait les broyer contre le marbre gluant. J’ouvre une bouche ronde sans pouvoir glapir, je dois avoir l’air d’un poisson rouge. L’autre mollet subit la même pression, mais qu’est-ce que je lui ai fait, à ce mec ? « Good ? » me demande-t-il en me lâchant les jambes. Et, effectivement, je me sens très bien une fois qu’il m’a lâché les jambes. Alors j’acquiesce. Il fait passer sur mon corps une sorte de filet rempli de mousse, enfin un peu de légèreté, de bulles… Il me fait lever, m’amène dans une petite encoignure, à côté de la source d’où il puisait son eau, et me fait asseoir. Ma serviette ne peut plus rien pour moi, et j’ai perdu toute dignité. Un shampooing d’abord, puis rinçage à grandes eaux, flaf !, sur la nuque. Le premier baquet était-il rempli d’eau brûlante ? Je l’ignore. Le deuxième, schiaff !, est nettement plus appréciable. « Good ? » me demande-t-il. « Good ! » réponds-je. Et splaf !, de l’eau glaciale pour achever les blessés !
Il me fait relever, me sert la main comme un lutteur après un combat, et m’amène vers Sébastien qui, dans son encoignure, n’en mène pas plus large que moi. Nous voilà donc nettoyés, récurés, essorés, rincés, propres. Ils nous indiquent une autre salle, nous poussons la porte et nous nous retrouvons dans le hall d’entrée où des employés nous entourent la taille d’une nouvelle serviette, sèche, et nous couvrent tête et dos avec d’autres serviettes, sèches. Ainsi accoutrés nous remontons vers nos cabines, et je manque de peu d’éclater de rire en apercevant ma tronche de chat mouillé dans le miroir qui fait face à la porte. Je dois être encore troublé puisqu’une fois rhabillé et prêt à partir, je file un pourliche de dix millions au type du room service qui me passe sur les mains une lotion au citron.
Nous avions pourtant décidé de passer un dimanche calme.
Plus calmes que nous, on trouverait difficilement, maintenant que nous voilà comme neufs. C’est ainsi que nous arrivons à l’Altin Kupa, petit restaurant proche de la Citerne-basilique, à la terrasse en pente raide. Très bonnes brochettes d’agneau, mais je laisse quelques légumes. Je ferais un très mauvais végétarien. Les prix sont assez élevés, mais encore raisonnables. Sébastien entend encore, sans le voir, un feu d’artifice derrière Sainte-Sophie dont on distingue les minarets. Décidément ! Hier, c’est sur la rive asiatique que nous en discernions un, sans l’entendre… Après notre repas, les serveurs nous apportent gratuitement un thé à la cerise. Etonnant, mais très bon. Nous sommes encore assez vaillants pour chercher des cartes postales de la dimension de nos enveloppes, sans succès. Tant pis, nous rentrons à l’hôtel, une bouteille d’eau à la main, et Sébastien essaie de découper au couteau les contours de quelques cartes postales. Ca marche pour certaines, pour d’autres le résultat est moins probant.
3 commentaires:
Je connais quelqu'un qui regrette beaucoup ton journal :
http://manutara.hautetfort.com/archive/2007/07/02/hommage-a-raphael-julde.html
Je découvre seulement maintenant ton blog et je regrette un peu de n'avoir pas eu l'occasion de lire le précédent. J'aime beaucoup le récit de ton voyage à Istanbul !
As-tu visité la maison de Pierre Loti à Rochefort ? A bientôt Raphaël.
Non, mais ça viendra peut-être...
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