vendredi 14 septembre 2007

Dix-sept ans


J’ai eu dix-sept ans du 29 janvier 1994 à 1 h 20 du matin au 29 janvier 1995 à 1 h 19. Durant cette période, j’ai eu dix-sept ans et demi, dix-sept ans et 2/3, dix-sept ans ¾, etc., mais on ne va pas tenir des comptes d’apothicaire… Disons dix-sept ans, et restons-en là. Cette année pas plus charnière qu’une autre occupe 302 pages de mon journal intime de l’époque, réparties sur trois cahiers format 21 x 29, 7 cm, grands carreaux.

À l’époque, j’avais plus de cheveux qu’aujourd’hui, mais beaucoup moins de barbe. J’offrais des dessins aux filles de ma classe pour masquer le fait que je ne savais pas leur parler. Ainsi, j’avais l’impression de paraître un peu intéressant.

Je lisais Les Misérables et j’écoutais les Doors. La mort de Kurt Cobain m’avait moins marqué que celle du chanteur des Négresses vertes l’année précédente, mais c’est qu’à l’époque je connaissais mal Nirvana. Juste après le suicide de l’idole grunge, j’ai réparé cette lacune et je me suis mis à brailler comme tout le monde les refrains du dépressif aux cheveux sales, avec un bon train de retard. J’ai toujours eu ce problème de timing, mais c’est logique : j’ai marché à vingt mois.

Je lisais Zola et j’écoutais Noir Désir. Je me sentais très concerné par la guerre en Yougoslavie et par le génocide au Rwanda (que j’écrivais « Ruanda » pour faire comme Cavanna dans Charlie Hebdo). Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je me sentais très concerné. Je manifestais pour que Balladur enlève son C.I.P. et son Smic-jeunes. Je n’avais pas vraiment d’avis là-dessus, mais enfin je n’avais pas connu mai 68, alors je me rattrapais comme je pouvais.

Je lisais Bukowski (découvert après sa mort aussi) et j’écoutais Sex Pistols. Johnny Rotten était à la fois mon dieu et une sorte de grand frère. Mon autre grand frère, le vrai, jouait à la console Sega et au tennis de table. En hommage à Johnny Rotten, je me laissais pousser les caries. Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins de caries, mais j’ai aussi beaucoup moins de dents. Je voulais être le plus punk de tous, mais je ne me teignais que pour Mardi-gras, par timidité. Le reste du temps, je portais ma crête dans ma tête. Mon slogan favori était : « Demain, c’est aujourd’hui en pire ! »

J’avais déjà lu Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, mais j’écoutais trop les « spécialistes » qui me conseillaient de ne pas poursuivre la découverte de l’œuvre de cette sale ordure antisémite de Céline. Je faisais du théâtre tous les mercredis soirs, mais même deux heures par semaine, j’avais du mal à être quelqu’un d’autre que moi-même. J’étais simultanément amoureux d’Hélène, de Stéphanie, d’Elina et de Valérie, mais si Delphine, Stéphanie (une autre), Solène, Véronique ou Stéphanie (encore une autre) m’avaient dit oui, je n’aurais pas dit non. Inutile de préciser qu’il n’y a jamais rien eu avec aucune de ces filles. Il m’arrivait encore parfois d’être assez beau, à cette époque (le 17 avril 1994, notamment…), mais c’était rare.

1994, c’est aussi l’année où je me suis évanoui dans le cabinet de mon médecin après un vaccin DT-polyo. Mon film préféré était Orange mécanique. Je me préoccupais beaucoup de l’évolution du Sida de Mano Solo (quand je pense qu’il vit toujours, cet escroc !). Mes héros préférés dans la vie réelle étaient Florence Rey et Audry Maupin, les « anarchistes-nihilistes » tueurs de flics.

Le 29 janvier 1995, j’étais déprimé comme à chacun de mes anniversaires, mais bien content au fond de ne plus avoir à repasser par mes dix-sept ans.

mercredi 5 septembre 2007

Le bibliophile


L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête. J’avais bien besoin de ça, je vous jure… Je n’ai rien demandé à personne, moi. J’allais tranquillement prendre un café boulevard Saint-Germain, comment j’aurais pu me douter que je tomberais sur lui ? Ça fait au moins dix ans que je ne l’avais plus vu, depuis la fac, mais je l’ai reconnu tout de suite. Grand comme un papillon cul-de-jatte, la démarche épileptique, une bouille ronde d’enfant réjoui, les quelques cheveux qui lui restent se dressant au-dessus des oreilles comme deux cornes, Améthyste Lampion a levé ses bras minuscules vers moi lorsque nous nous sommes trouvés face à face. Sa veste de costume pied-de-poule vert olive s’est soulevée également, découvrant une bedaine qu’une chemise blanche froissée tentait courageusement d’endiguer, épaulée dans cette tâche par une énorme cravate à pois rouge et noire.

− MEUS-sieur BaluCHARD ! il a dit, en appuyant sur des syllabes qui ne lui demandaient rien. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Hégésippe Baluchard, je ne me TROMPE pas ?

Il ne se trompait pas, évidemment qu’il ne se trompait pas. Il risquait pas de m’oublier, Lampion, j’étais son meilleur élève, le seul assez fou pour se bousiller la cornée des heures durant à déchiffrer des pattes de mouche en grande partie effacées sur des manuscrit du siècle des Lumières ou des incunables du crétacé inférieur… Le seul aussi dingue que lui, si on peut dire. Les autres, les plus motivés, laissaient tomber au bout de trois ou quatre heures, en lâchant un « comprend rien ! » dans un soupir de sardine qui accoucherait d’un cachalot. Moi je continuais, inlassablement, ça m’amusait le mystère, tenter encore de distinguer une lettre là où l’humidité avait bouffé le papier, là où il semblait que plus rien ne pourrait apparaître, essayer de différencier un v d’un r, un c d’un o… Je pouvais reconnaître un autographe de Stendhal, d’Henri IV, de Marie-Antoinette dès l’initiale du premier mot, je pouvais dater des pages arrachées à diverses éditions de Tristram Shandy ou des Essais de Montaigne, séparant l’original de la copie, dénichant la contrefaçon en un clin d’œil… Lampion, il me voyait un peu comme le fils qu’il avait été incapable d’avoir tellement il avait la tête dans les codex, si vous voulez. Avec moi la relève était assurée, il pouvait prendre sa retraite tranquille. Ah ! là, là, quelle déception quand il avait vu que je ne prenais pas du tout ce chemin-là ! J’étais jeune moi, plein de sang, les hormones qui criaient famine, j’allais pas m’enfermer dans des salles sombres avec des grimoires poussiéreux, les yeux rouges comme un rat de laboratoire, le teint gris et le sexe aux abonnés absents ! Je m’étais bien amusé, c’est vrai, mais je ne comptais pas y passer ma vie.

La condamnation était inévitable : me croisant ainsi boulevard Saint-Germain, toujours mortellement jovial, Améthyste Lampion m’invita à boire un thé rouge chez lui. Chez lui : un boui-boui au sommet d’un escalier qui s’entortille au fond de la rue Princesse, des volumes innombrables entassés partout, et les murs qui ont pris la couleur du papier jauni, à moins que ce ne soit le papier qui ait pris la couleur des murs, on est en pleine métonymie visuelle, la poussière entassée dans la poussière, un univers si triste qu’on croirait qu’à travers la fenêtre, le jour a pâli. Dans un coin, un énorme massicot rutilant, flambant neuf, complètement hors sujet.

− Alors, mon CHER Hégésippe, qu’êtes-vous devenu, depuis TOUT ce temps ? il m’a demandé, en faisant pisser sa théière exténuée au fond de ma tasse grisâtre.

Je lui ai dit ce que j’étais devenu, depuis tout ce temps, rien de bien nouveau. Et lui, j’ai fait comme ça, qu’est-ce qu’il faisait, maintenant qu’il était à la retraite ?


− Eh BIEN, mon cher Hégésippe, figurez-vous qu’il m’arrive de voyager, n’est-ce pas ?...

J’ai failli m’étrangler. Je ne vous crois pas, j’ai fait comme ça, en rigolant pour qu’il ne se rende pas compte qu’effectivement, je ne le croyais pas. Derrière un buffet campagnard transformé de manière définitive en bibliothèque temporaire, il y avait un planisphère aux couleurs passées. Enfin un bout de planisphère, un coin qui dépassait, à peine quelques kilomètres de Sibérie. Améthyste Lampion en voyage, non franchement, je ne veux pas en entendre parler. J’avais déjà du mal, il y a dix ans, à l’imaginer parcourir les quelques mètres qui séparent la rue Princesse de la Sorbonne, alors Lampion sur un bateau, Lampion en avion, non, s’il vous plaît, non.

− C’est vous qui aviez raison, MON cher ! Ah, je l’ai BIEN compris, quand j’ai quitté l’enseignement… Quel temps j’ai pu perdre, dans ces TONNES de papiers… Et pour QUI ? Pour des élèves qui s’en foutaient, n’est-ce pas ? À part VOUS, mon jeune ami…

De pire en pire. Où j’étais tombé ? Le massicot qui brillait dans son coin semblait me sourire de toute sa lame. Qu’est-ce qu’il lui était arrivé, au vieux Lampion ? C’était un gag, ou quoi ?

− Oui enfin, monsieur Lampion, j’ai dit, c’était avant tout pour vous-même, que vous faisiez toutes ces recherches. L’enseignement, c’est une chose, mais la connaissance pure, le savoir, le plaisir de la découverte…

− Foutaises, foutaises ! Non, non, vous aviez raison, tout le plaisir qu’on peut en retirer ne vaut en RIEN toutes ces heures passées dans la poussière, croyez-moi ! Alors qu’il y a dans le VASTE monde tant de BELLES choses à voir, et de belles PERSONNES…

Mais qu’est-ce qu’il lui prenait, au vioque ? Il était tombé amoureux, ce con-là, ou quoi ? Et le voilà parti à me raconter ses voyages en Egypte, en Inde, en Cappadoce, dans les Cyclades, que sais-je… Commençait à sérieusement me gonfler, avec sa joie de vivre. J’aurais dû me douter qu’il y avait un truc qui clochait, en le voyant marcher vers moi sur le boulevard, comme un mollusque qu’on titillerait à coups d’électrochocs. Ça ne lui ressemblait pas, cette espèce de vitalité.

− Par contre, vous avez pas changé de turne, j’ai dit, histoire de mettre un frein à ses envolées lyriques.

Il a éclaté de rire, on aurait dit qu’un déménageur avait laissé se répandre le contenu d’une caisse de xylophones.

− Détrompez-VOUS, jeune homme ! À vrai dire, c’est un DRÔLE de hasard qui nous a FAIT nous rencontrer ici. Je ne vis plus à Paris QUE rarement : cette demeure n’est plus guère qu’un pied-à-TERRE lorsque je DOIS me rendre à la capitale. Le RESTE du temps, je le PASSE à l’étranger, avec ma compagne…

J’ai eu l’impression un instant que le massicot me faisait de l’œil. Cette unique masse étincelante surgissant du brouillard commençait à me faire frémir. Pour me rassurer, j’ai jeté un œil à la porte d’entrée : c’est bon, en cas de pépin, un bon coup de latte devrait l’ouvrir.

Lampion s’est levé soudain, se retrouvant de la même taille que moi, qui étais assis, son ventre roulant sous la chemise de façon menaçante. Il pointa du doigt le massicot.

− Regardez ce que je me suis offert, il a dit. Vous savez ce que C’EST, n’est-ce pas ?

Il a cogné d’un poing joyeux sur la ferraille du mastodonte. Bong, bong.

− Un massicot, j’ai dit.

− ÇA, c’est la LIBERTÉ, mon ami ! Regardez ce que je fais de ces années d’esclavage…

Rapide comme un guépard sous amphés, il a soulevé un volume posé bancal sur une étagère, réveillant l’araignée assoupie sur sa toile. Les coutures lâches de la reliure ont laissé échapper des pages.

− Laissez, je vais ramasser, j’ai dit en me levant, sans essayer de masquer mon agacement. Qu’est-ce qu’il me faisait, encore, l’ancêtre ?

− Pensez donc ! Ne vous inquiétez pas de ça…

J’ai vu qu’effectivement, il y avait un sacré tas de papiers par terre. Ce n’était pas une ou deux pages de plus qui allaient changer grand-chose. J’ai relevé la tête, alors qu’Améthyste Lampion était en train de tasser un bloc de feuilles visiblement très anciennes sur le massicot.

− Qu’est-ce que vous faites ?

− Je BRISE mes chaînes !

Avant que je ne réagisse il a placé le bloc sous la lame du massicot, qu’il a rabattu d’un coup sec une fois, deux fois, trois fois, tchac, tchac, tchac, pour ne laisser bientôt que de fines lamelles de papier, et la poussière qui s’envole. J’ai vu alors qu’il y avait un grand panier d’osier au pied du bazar, et dedans, une grosse épaisseur de ces lamelles de papier.

− Mais ça va pas, enfin ! j’ai crié en essayant de l’éloigner de la machine infernale. C’est quoi, ces papiers ?

− Bof, des vieilles choses, des originaux, des autographes sans importance, il a fait en rigolant, agrippé à la poignée de la lame, sa tête dépassant à peine de l’énorme engin. J’ai décidé de ne jamais les consulter avant de m’en libérer, pour ne pas risquer de CHANGER d’avis… Si vous saviez comme ça SOULAGE ! Je m’amuse beaucoup, n’est-ce pas, je peux en découper comme ça des pages et des PAGES des journées durant…

J’ai récupéré un bout de papier qui voletait encore dans les parages. En dix ans, je n’avais pas trop perdu de mes connaissances, il faut dire que je l’avais étudiée en long, en large et en travers, celle-là : j’ai immédiatement reconnu un passage de la première traduction de Don Quichotte par César Oudin, 1614. J’ai vu rouge.

− Non mais t’as viré barge, toi, j’ai gueulé en bousculant le vieux con. T’es en train de commettre un crime, pauvre fou !

Énervé comme je l’étais, je n’ai eu aucun mal à le soulever de terre et à l’asseoir violemment, son gros cul flasque sur le massicot, plof ! Et on me regarde dans les yeux quand je parle.

Son rire s’est mis à ressembler à un tourne-disque qu’on traînerait sur une route pavée. Il y avait de la tachycardie dans l’air. Ma main serrait son cou, martyrisant son nœud de cravate. Sa chemise s’était extraite du pantalon, répandant ses bourrelets de ci de là.

− Mais qu-qu’est-ce qu’il vous prend ? Lâ-lâchez-moi ! il a dit, le sourire greffé sur le visage comme une balafre, et le dentier ponctuant le bégaiement. Il en oubliait d’accentuer les syllabes, l’ahuri. C-c’est vous-même qui disiez…

− Quoi ? j’ai fait. Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit qu’il fallait détruire des trésors pour pouvoir vivre sa vie ?

Oui, j’ai prononcé le mot « trésors ». Sur le moment, je n’ai pas trouvé plus original.

− N-non, mais…

− Va pas falloir me coller n’importe quoi sur le dos, l’ancien ! C’est toi qui pédale dans la semoule, faut pas confondre.

Je voulais que les choses soient bien claires.

D’un coup, je l’ai allongé sur la machine à découper les œuvres d’art. C’était marrant, ses pieds dépassaient à peine du rebord. Ensuite, je ne sais plus trop comment ça s’est passé, je me suis retrouvé à essuyer la lame du massicot, très émoussée désormais, et pleine de sang. J’ai vite laissé tomber le nettoyage, ça n’a jamais été mon fort de toute façon, et je me suis rendu compte que sur les murs aussi le sang avait giclé. Autant tondre une pelouse à la pince à sucre. Le corps de Lampion a glissé sur le sol comme un sac de linge sale, et je me suis retrouvé au bas des escaliers, devant la porte qui ouvrait vers l’extérieur. C’est là que je me suis aperçu que je tenais toujours la tête de Lampion par les cheveux.
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L’ennui, c’est que je ne sais pas quoi faire de la tête.

mardi 28 août 2007

Premières pages (4/4)


Armageddon forever
Robert G. Prozac – Flammarion (2005)




I
NÉCROGRAPHIE DE LA SPHÈRE DU CHAOS



Quelque impavide qu’on puisse être, on envie, en de tels moments, la simplicité des tous petits à qui Jésus déclare que ces choses, si profondément cachées aux sages et aux prudents, seront révélées un jour par son Père qui est dans les cieux.

LÉON BLOY



La quatrième Guerre mondiale battait son plein, nous venions de pénétrer dans le sixième Cercle du quatrième Monde. Un néon exsangue grésillait au-dessus de nos têtes dans le grand silence des rêveries opiacées. Schwarzmann caressait mollement une boulette de shit de la flamme de son Zippo.

— T’en penses quoi, de tout ça, Korvald ?

La question perça le silence un instant, puis se tint suspendue en l’air, comme vidée de son sens, sans recevoir plus d’écho qu’une mouche se grillant les pattes au tube luminescent du plafond. Il n’y avait pas grand-chose à dire, et Schwarzmann le savait. Les mots depuis des siècles étaient devenus inutiles, et seuls certains d’entre nous faisaient encore semblant, de temps à autres, de s’intéresser à quelque éternuement de pensée surgi du larynx d’un quelconque fonctionnaire androïde.

Depuis quelques temps d’ailleurs, je ne m’intéressais plus guère à la personne du commissaire Shwarzmann qu’en raison de son stock inépuisable d’hallucinogènes et d’excitants divers. Le Démiurge était entré dans ma vie et d’un revers de bras céleste avait balayé affaires en cours, mains courantes et dossiers classés à rouvrir. À l’avenir, je n’aurais plus, je le savais déjà, à me soucier d’autre chose que des souffrances du Crucifié à l’heure sacrée de la Rédemption. Je savais qu’éternellement je pourrais boire au Calice jamais tari le sang jailli du flanc de Celui qui était mort pour nous.

L’Europe avait sombré et nous n’y pouvions rien. J’avais tenté, à ma misérable échelle, d’empêcher le désastre. Du moins certains de ses avatars. J’y avais gagné plus de cheveux blancs que de galons et j’avais compris que si l’Homme méritait d’être sauvé, il le serait par lui-même. J’avais aperçu le génocide final dans le délire d’une nuit-méthédrine, et le spectacle était resté gravé dans ma rétine, phosphène ultime d’un monde éteint. Nous ne serions plus désormais que les guerriers cyborgs, invincibles parce que sans cesse régénérés, d’une planète où la Guerre sans cause serait devenue un état permanent et nécessaire.

Nous avions échoué lorsque nous étions nos propres ancêtres, mais désormais notre armée de clone serait éternellement triomphante d’un combat aux victimes immortelles.




Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

lundi 27 août 2007

Première pages (3/4)


Forget the funk, get the punk !
Mélinda Descotes – Grasset (2005).


Chirdée foncedée cramée cramoisie… le concert déchire tout, c’est clair, les bières et les joints tournent bien, sur scène c’est le kiff, Cyril me tient par la main, comme si nous étions in love, c’est comme un frangin pour moi, Cyril. Il a su me guider quand dans ma tête j’étais à bout, que la dope m’empêchait de vivre, que j’avais des suicidal tendencies. On se connaît depuis qu’on est gosses, je l’adore ce mec, il a toujours été là dans les moments les plus durs de ma foutue existence. Je regarde la scène, puis je me tourne vers lui. Putain, il rayonne ce mec ! Ouais, sûre. Il dégage un truc, un truc que seul un Cobain pouvait dégager, putain de vie ! La bière circule dans les rangs, une osmose se dégage, une harmonie envoûtante, et l’harmonie des guitares aussi, le rythme déchaîné du batteur, l’énergie, yeah, l’énergie ! L’énergie c’est la vie ! Cyril part dans un slam tordant, je flippe toujours qu’il se fasse mal, que les types le laissent s’écraser au sol, qu’il faille que je l’amène à l’hosto, aux urgences, je peux plus supporter ces odeurs de cadavres, ce blanc immaculé, j’y ai trop zoné. Cyril était là aussi pendant ma cure de désintox, quand la came me ramollissait le cerveau pire qu’un sitcom TV. Dès fois, je me dis que sans Cyril je serai plus là aujourd’hui. Je m’accroche à lui, je le tiens par le blouson, je lui serre la main, fort, très fort, et le bassiste est déchaîné, tout le monde à côté de moi crie, ce moment est magique, vraiment strong. Le concert se termine, je prends ma tire et je dépose Cyril devant chez lui. Moment de blues, il me serre très fort dans ses bras, je me dis putain tu vas pas craquer. Je chiale comme une gosse. Il me dit : « Les vraies femmes ne pleurent pas ». On se marre, comme deux teenagers. Demain je vais avoir 40 ans, et ça me fout le bourdon. Je vois mon mec par intermittence, je bosse pour un journal à la con, mon patron me fait chier, quant à la famille, n’y pensons pas. Anyway, j’ai toujours réussi à rebondir, parce qu’au fond je lâche jamais le morceau.


Choix bibliographique établi avec DJ Zukry et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

vendredi 24 août 2007

Premières pages (2/4)


Papa, je t’aime.
July Moquette – Stock (2005)


Papa m’attend toujours quand je rentre de l’école. Je sais qu’il aime me voir remonter la rue en danseuse sur mon vélo violet, les jambes nues sous ma jupe légère. Mon cartable est lourd sur mes épaules. Parfois, dans le dernier virage, ma trousse glisse par terre. Je dois m’arrêter et repartir la chercher. Ça fait beaucoup rire papa. Il aime bien rire, papa. Il me regarde me baisser pour prendre ma trousse, puis remonter sur mon vélo. Il aime bien quand le vent soulève ma jupe, papa. Souvent, ça le démange en haut des cuisses. Maman, elle dit qu’il a le feu où elle pense. Oh, non ! Je veux pas que papa prenne feu, jamais.

Papa m’embrasse. Il pique un peu, ça fait bizarre sur les lèvres. Il est toujours en train de vérifier si mes seins poussent. Il appuie fort sur ma poitrine à travers le tee-shirt. Après il est tout rouge et contrarié. C’est parce qu’il s’applique. Il fait bien attention à ma santé. J’aime mon papa.

Papa, je t’aime.

Parfois, je voudrais que tu crèves.

Mais je n’y pense pas trop : les enfants ne doivent pas dire du mal de leurs parents. Un papa sait ce qui est bien pour sa fille chérie. Parfois ça me paraît bizarre, ce qui est bien pour moi. Mais il me promet qu’il ne me fera pas bobo, alors je n’ai pas peur. Parfois ça saigne un peu, mais je m’essuie et c’est fini. Il me demande gentiment si j’ai eu mal, il veut dire vraiment mal. Alors je réfléchis un peu, et je dis non. C’est à partir de quand, vraiment mal ?

Papa, il essuie souvent son zizi dans mes cheveux, après. Moi, j’aime pas trop ça. Ils sont tous gras après, et mes tresses sont toutes collantes. Alors je dois laver mes cheveux longtemps pour que ça parte. Mais il sait ce qui est bon pour moi. La colle de papa, ça doit être bon pour les cheveux. Une fois, maman est rentrée plus tôt de son travail, et lorsqu’elle a ouvert, papa avait son zizi dans mes cheveux. J’étais un peu gênée. Comme papa me tenait le bras, je ne pouvais pas aller embrasser maman. Papa aussi était un peu gêné. Maman a regardé mes cheveux, elle a froncé les sourcils et elle m’a dit :

« Toi, demain, je t’emmène chez le coiffeur. »
Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

jeudi 23 août 2007

Premières pages (1/4)


C'est la rentrée littéraire ! Une fois de plus... Voyons ce qu'elle nous a apporté cette année, et gageons qu'il n'y aura pas de grande différence avec la rentrée dernière, pas plus qu'avec la précédente. Relisons-donc les livres d'il y a deux ans, pour nous faire une idée !

Comment j’ai failli me faire éditer chez Flammarion.
Baptiste Allain – Grasset (2005)

L’hôtesse d’accueil m’a fait bonne impression : grand sourire, grand bonjour, de bonne humeur mais très pro, vous êtes important – vous lisez cela dans son regard, vous le sentez que vous êtes important. Vous avez votre manuscrit à la main, vous êtes chez Flammarion, et vous sentez qu’aujourd’hui c’est sûr, vous allez enfin trouver un éditeur.

- « Je voudrais parler à Monsieur Beigbeder, s’il vous plaît, Mademoiselle ».
- « Vous avez pris rendez-vous ? ».
- « On peut dire ça : disons plutôt que j’ai rendez-vous avec mon destin ».
- « Nous n’avons pas ce nom-là chez nous ».
- « Oui, bien sûr… Vous n’êtes pas encore habitué à mon humour si cinglant. Sérieusement, pouvez-vous donc appeler, avec le téléphone qui est là, à vos côtés, Monsieur Beigbeder et lui annoncer ma venue imminente dans son local ».
- « Monsieur Beigbeder est en réunion. Dois-je lui laisser un message, ou lui déposer votre manuscrit ? ».

Je suis resté calme, elle ne pouvait pas deviner qu’elle avait en face d’elle le plus grand écrivain de sa génération, LE SEUL ECRIVAIN DE SA GENERATION, sale petite pute. J’ai couru, mon manuscrit sous les bras, et j’ai ouvert tous les bureaux, j’étais sûr de tomber sur celui de mon futur éditeur, j’ai croisé des gens à qui je faisais sans doute peur, je courais dans les couloirs, haletant, le teint pâle, la langue pendante, le souffle rauque, et il est sorti de son bureau, se demandant sans doute d’où venait ce bruit : « Tiens, je digère de plus en plus mal la Vodka, ce soir je bouffe bio ». Je suis resté planté devant lui. JE SUIS LE PLUS GRAND ECRIVAIN DE CE SIECLE NAISSANT. « Bien, asseyez-vous, calmez-vous, qui êtes-vous ? ». Il était gentil, calme et attentionné : il devait sortir de table.

Il ne me connaît pas, c’est normal, pour l’instant je suis un artiste en gestation, il ne peut pas deviner qu’il a en face de lui un type incroyable qui vient proposer généreusement, comme ça, en toute sympathie, alors qu’il pourrait aller chez Gallimard, le manuscrit hallucinant que vous lisez actuellement. Il prend des notes, c’est bon signe, je l’impressionne, non, ne lui dévoile pas trop le sujet de ton livre, laisse-le saliver, ah, je suis malin comme un singe, non, ne critique pas son menton, non, pauvre con, non, merde, voilà, c’est malin, il te raccompagne à la porte, tu lui serres la main, tu souris à l’hôtesse d’accueil, tu reprends le métro, tu t’effondres sur ton lit. Demain, tu iras chez Grasset.

Choix bibliographique établi avec DJ Zukry, et déjà publié dans le Journal de la Culture n°11, novembre-décembre 2004.

samedi 11 août 2007

Brève rencontre


C’était une époque où le monde semblait avoir oublié mon existence et où je ne m’en portais pas plus mal. Je me promenais tranquillement en réfléchissant comme d’habitude au meilleur moyen de se tuer, le soleil éclaboussait les voitures, faisait chanter les oiseaux, brillait pour les autres. C’était juin, et tout transpirait. Avaler des lames de rasoir est assurément la meilleure façon d’en finir, mais si par malheur on s’en sort, les séquelles peuvent être difficilement supportables. La corde, le revolver, le gaz ou les somnifères sont à bannir, tout cela étant vraiment trop commun. De même que la défenestration. Se jeter sous une voiture ou un train peut avoir ceci d’intéressant que le conducteur dudit véhicule se sentira éternellement responsable de ce malheur... Ah ! le choix est dur ! mais de toute façon j’avais décidé depuis longtemps que je me détestais trop pour avoir envie d’abréger mes souffrances. Non, décidément, il y a bien mieux que le suicide : la vie. On n’a jamais su — et on ne saura jamais — inventer de plus terrible punition. Voilà une question de réglée.

Et pendant mes tergiversations je continuais ma promenade, et le soleil en sueur frappait de plus belle les fronts éblouissants des badauds. J’étais né par erreur, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, à un spermatozoïde près c’était quelqu’un d’autre qui s’y collait, et moi je pouvais tranquillement en rester au stade du possible, de l’envisageable. C’était vraiment pas de chance. Alors j’ai vécu comme ça par habitude, en y pensant le moins possible, et au fil du temps bien sûr mon corps a évolué, j’ai grandi, comme on dit, j’ai même eu — comble de la honte — des pulsions hormonales comme tout un chacun, peut-être plus tardives et moins fréquentes que celles des autres individus, mais qu’importe ? J’ai évolué ainsi dans l’humiliation quotidienne de n’être qu’un représentant parmi d’autres du genre humain.

Et soudain je L’a vis et j’oubliai de respirer quelques instants, subjugué que j’étais par Sa beauté froide. Sa peau blanche semblait attirer la lumière si bien que le reste du monde m’apparaissait en contre-jour. Je ne voyais qu’Elle. Elle était là, assise à une terrasse de café, dans toute Sa splendeur noire et blanche. Noire Sa robe d’été, blanches Ses jambes et blanc Son visage... Mais flamboyants Ses cheveux roux dans lesquels le soleil semblait s’être planqué. C’était comme un incendie de forêt nocturne qu’Elle porterait à perpétuité sur la tête. Et Son regard vert qui aurait pu percer un coffre-fort à distance...

Juste avant que je ne meure d’asphyxie, je me souvins qu’on ne m’avait accordé la vie qu’à condition que je fasse l’effort d’aspirer et d’expirer à intervalles réguliers l’air environnant. Comme je venais de trouver une raison de ne pas vouloir mourir aussi vite que ça, je me suis de nouveau attelé à cette tâche sans pour autant détourner mon attention du tableau vivant que j’avais sous les yeux. Elle était belle comme une guillotine sous le soleil couchant, quand l’astre rouge fait étinceler le couperet... Croyez-moi, c’est avec le plus vif enthousiasme que j’aurais posé ma tête sur le billot si Elle m’y avait invité !

Mais pour l’instant, Elle ne m’invitait à rien du tout, étant donné qu’elle ne m’avait pas remarqué. Je faisais tout simplement partie du monde, du chaos, de l’inorganique. Pourquoi m’aurait-Elle remarqué, puisqu’Elle était toute Splendeur et Éclat et que je n’étais que Ténèbres ?...

Alors je pris la résolution d’attraper une chaise et de m’asseoir à cette même terrasse de café, à quelques mètres de ce Soleil qui sirotait paisiblement une boisson à bulles. Et je me mis à La contempler, à me repaître de ce spectacle. Et plus je La regardais et plus le monde qui nous entourait m’apparaissait comme une sorte de vide informel qui me donnait une idée assez précise de ce qu’avait pu être l’univers avant la Création. Quand vous fixez le soleil trop longtemps et que vous détournez les yeux, vous ne pouvez plus rien voir distinctement, n’est-ce pas ? Eh bien c’est de cela que je parle.

Au bout d’un certain temps, une forme obscure, aléatoire, qui ne semblait même pas savoir elle-même ce qu’elle était censée représenter, surgit du néant et vint me demander ce que je voulais boire. Totalement pris au dépourvu, je restai muet pendant un temps qui me parut une éternité, tant ce silence me fit honte. Je n’aime pas être pris au dépourvu, être rappelé aussi brusquement à la réalité bassement humaine. Je n’allais tout de même pas dire : « Comme la Demoiselle, là-bas... » ! L’importun aurait immédiatement compris mon manège et, intérieurement, il aurait pu en toute liberté s’amuser de l’intérêt qu’une piètre chose comme moi pouvait porter à une Merveille pareille. Peut-être même en aurait-il ri avec ses collègues, voire avec les clients qu’il connaissait ! Non. Il me fallait songer au plus vite à quelque chose qui se boit et qui serait susceptible d’être bu par moi. Ayant trouvé, je lançai triomphalement : « Un café ! » Je ne compris tout d’abord pas pourquoi le serveur me lança un regard surpris avant de s’exécuter. Et soudain ce fut clair : un café ! Je commande un café en pleine canicule ! Quel imbécile ! Un café, c’était vraiment la dernière chose que j’avais envie de boire par une telle chaleur !

Et lorsque je regardai à nouveau dans la direction où l’Objet de mon attention dégustait l’instant d’avant une boisson qui semblait, elle, vraiment rafraîchissante — plus rafraîchissante qu’un café en tout cas — ce fut pour constater qu’il n’y avait plus personne. Une fois encore ma respiration s’interrompit, je mourus quelques secondes, puis je La vis sortir du café où Elle venait de régler Son addition. Du moins c’est ce que je supposai qu’Elle avait fait. Bien entendu, il était hors de question, cette éventualité ne se présenta pas une seconde à mon esprit, qu’Elle aie pu aller aux toilettes... La Beauté n’a pas d’intestins, voyons !

Mais Elle partait. Alors je me suis levé et L’ai suivie, sans regretter le café que je n’aurai pas bu de toute façon... Peut-être que la monnaie que m’aurait tôt ou tard réclamé le garçon n’était même pas en ma possession. Alors vraiment, peu de remords j’avais.

Et donc je La suivais, et même de dos Elle illuminait le monde entier. Même en Chine il devait faire jour ! Et je La suivais... sans savoir pourquoi, à vrai dire. Découvrir où Elle allait ne m’était pas a priori d’une grande utilité... Et puis, si Elle remarquait ma présence, je n’allais pas Lui faire une déclaration, tout de même ! Qu’aurais-je eu à Lui déclarer ?... Non, je pense tout simplement qu’Elle était devenue ma seule raison de vivre et que c’était ce qui me poussait à La suivre... Est-ce qu’une mouche se demande pourquoi la lumière l’attire ?... Et que suis-je de plus qu’une mouche ?...

Mais elle finit par me remarquer. Bien sûr : un type s’assoit à quelques mètres de vous à une terrasse de café et se lève en même temps que vous, avant même d’avoir été servi, puis emprunte le même chemin que vous en se tenant à une distance raisonnable, ce qui l’oblige à adopter un rythme de marche qui à première vue n’est pas le sien, trop lent, trop inégal... Et son regard qui vous transperce la nuque... Bien sûr que vous finissez par le remarquer, mesdemoiselles !

Une femme qui remarque qu’un homme la suit n’est pas le moins du monde touchée. Oh que non ! De deux choses l’une : soit elle se trouve avec un groupe d’amies et toutes se révèlent solidaires, et toutes font bloc pour se moquer de l’espion ridicule, soit elle est seule et le regard la gêne, tout simplement.

Elle était seule. Elle était gênée. J’ai remarqué qu’Elle m’avait remarqué à la fréquence des regards en arrière qu’Elle jetait pour voir si j’étais toujours là. Moi, bien sûr, j’étais toujours là. J’avais décidé de consacrer le reste de ma vie à La contempler. C’est le genre de décision qu’on ne prend pas à la légère et à laquelle on ne peut pas renoncer si facilement... Alors je m’y tenais, une fois pour toutes. Et je continuais à La regarder, et je continuais à La suivre.

Et Elle se retournait de plus en plus souvent pour savoir si j’étais toujours là, et chaque fois qu’Elle devait se rendre à l’évidence qu’effectivement j’étais toujours là, Elle devenait de plus en plus inquiète. C’était assez émouvant, en quelque sorte. Jugez vous-mêmes : il n’y avait définitivement que nous deux : je ne voyais qu’Elle, et Elle ne voyait que moi. Tout ce qui n’était pas Elle, tout ce qui n’était pas moi, avait oublié d’exister. Comme dans les vraies histoires d’amour, vous savez...

Elle s’apprêtait à traverser la rue, se retourna une dernière fois sur moi au moment même où la voiture démarra. Ça s’est passé comme ça. Un choc, et elle fut projetée dans les airs, grande forme noire dont les cheveux rouges donnaient à penser qu’une de ses extrémités avait pris feu. Quand Son corps s’est immobilisé au sol, j’avais encore en tête l’ultime regard qu’Elle m’avait jeté. J’étais le dernier homme qu’Elle avait connu !

Les passants s’attroupèrent autour d’Elle. Le rouge du sang qui s’étoilait autour de sa tête semblait rivaliser avec le rouge de ses cheveux. Je songeai qu’il était préférable de ne pas être mêlé à cela, fis semblant de n’avoir rien vu ni rien entendu, bifurquai à droite, continuai ma route sans me retourner et me mis à penser à autre chose.