vendredi 27 juillet 2007

Un galop de retard




La vie et l'oeuvre d'Enguerrand Labûche (1902-1939)

Il y a les génies et il y a les autres. Les premiers n’ont bien souvent rien de plus que les seconds, si ce n’est une longueur d’avance. Enguerrand Labûche avait certainement l’âme d’un génie, mais son plus grand malheur fût, dans tout ce qu’il entreprenait, d’avoir un galop de retard. Né en 1902 (« Ce siècle avait deux ans… », etc., etc.) et élevé dans le respect de la famille, petit-fils d’un héros de 1870, il comprit très tôt qu’il était né pour de grandes choses. Son frère aîné, Amédée Labûche, meurt à Verdun en 1916. À seize ans, le jeune Enguerrand, ne cessant de rechercher la fierté dans les yeux de son père, devance l’appel pour se battre contre les Allemands. « Je mourrai en héros plutôt que de vivre comme un lâche ! », lance-t-il en quittant ses parents au matin du 11 novembre 1918… Un peu tard, évidemment. Il reviendra trois ans plus tard sous le toit maternel, sans avoir tué de boche, même accidentellement.

Passionné par les avant-gardes, il se lance dans la rédaction d’une immense œuvre dadaïste (plus de cinq mille pages), qu’il achève en juillet 1923. Il propose son manuscrit à Tristan Tzara qui lui rit au nez et lui annonce la mort du mouvement Dada. De rage, Enguerrand brûle son manuscrit. Pas démonté, il rédige un long pensum sur la littérature telle qu’il la conçoit mais, lorsqu’il propose à un éditeur parisien sa Doctrine du labûchisme, en 1924, c’est pour apprendre qu’André Breton vient de publier le Manifeste du Surréalisme, qui énonce à peu de choses près les mêmes objectifs artistiques. De rage, Enguerrand brûle les rideaux de son appartement en voulant mettre le feu à son manuscrit, et se brûle les doigts en voulant éteindre le début d’incendie.

Il songe alors que sa voie est peut-être le roman, et imagine un personnage, nommé L., qui est arrêté par la police à son réveil un beau matin, et mené devant les tribunaux pour un crime dont il ignore tout. Labûche vient à peine d’achever Le Jugement lorsqu’il apprend la publication posthume du roman de Kafka, Le Procès. Si même les morts s’y mettent, alors… De rage, Enguerrand jette son manuscrit dans la cheminée et se prend une escarbille dans l’œil.

Commence alors une période de sécheresse et de doute. La littérature semblant ne plus vouloir de lui, il se tourne vers le cinématographe. Il souhaite réaliser un grand film sur Jeanne d’Arc. Mais il apprend en 1927 qu’un Danois du nom de Dreyer en prépare un aussi. De rage, il va se jeter sur une voie de chemin de fer… mais le dernier train de la journée vient de passer.

On n’entend plus parler de lui pendant quelques années. C’est d’autant plus facile qu’à l’époque, on n’a encore jamais entendu parler de lui. Durant toutes ces années de silence, il préparait un grand roman autobiographique, intitulé Séjour au fin fond de l’obscurité. Il s’apprête à le publier en 1932, mais Céline le devance en publiant Voyage au bout de la nuit.

Enguerrand Labûche aurait réellement pu être un précurseur, s’il ne s’était pas trouvé face à des précurseurs plus rapides que lui… Passons rapidement sur la suite : il achève en 1936 la rédaction d’un nouveau roman, Lettres d’un abbé de province… et Bernanos publie Journal d’un curé de campagne ! En 1938, il compte enfin apparaître au grand jour en publiant La Migraine… et il se fait devancer par un petit prof globuleux qui remporte un franc succès avec sa Nausée !

Mais Labûche n’a pas dit son dernier mot, il sent le vent tourner… Un vent qui cette fois sera peut-être pour lui porteur de grands espoirs… Le 1er septembre 1939, la France ordonne la mobilisation générale. Ce que Labûche n’a pas pu faire en 1918, il compte bien le faire maintenant. Ce retour à la case départ lui semble plein de signification : son véritable destin, c’était sans doute la guerre, pas la littérature… Il commence le jour même la rédaction d’un Journal intime qu’il compte poursuivre jusqu’à sa mort, conscient qu’il s’agira sans doute de son chef d’œuvre. Il connaîtra peut-être une gloire posthume, mais il connaîtra la gloire, il le sent. C’est avec ce cahier sous la vareuse qu’il part combattre l’Allemagne nazie. Il y inscrit : « Pour la première fois de ma vie, je suis conscient d’être en plein dans l’Histoire. Plus jamais en retard ! Désormais l’avenir m’appartient. À moi de devancer les autres ! » Il se tue en tombant du train le lendemain, 2 septembre 1939.


Labûche et la presse de l’époque



D’abord nous avons cru que l’auteur du Jugement était Tchèque ; ensuite nous avons cru qu’il était mort. Quelle ne fût pas notre surprise, donc, d’entendre dire que se trouvait près de Paris, et bien vivant, un Français dénommé Labûche, qui se prétendait l’auteur de ce roman incroyable dépeignant l’enfer d’un homme tiré du sommeil par la police pour répondre d’un crime dont il ne sait rien et qu’il n’a pas commis ! L’affaire était étonnante, nous prîmes sur-le-champ le premier train pour Fontenay où le drôle était censé vivre. De petits yeux mobiles de fugitif paniqué, un costume anthracite repassé par une mère abusive, l’homme avait les oreilles rougissantes du gamin timide qui sort d’une correction sévère ou se prépare à la prochaine. Il nous fallût user de toute notre délicatesse pour que l’énergumène nous laisse entrer et daigne nous proposer un café fait de la veille. Cet Enguerrand Labûche était, semble-t-il, un insomniaque à l’esprit enfiévré qui n’eût pas manqué d’intéresser certain médecin viennois… Je pris bien garde qu’il ne ferme pas sournoisement la porte à clé derrière moi, songeant qu’il me faudrait peut-être fuir en catastrophe s’il prenait l’envie à cet agité de me bondir à la gorge. (…)

Extrait d’un article de Paul Noyé dans L’Insubmersible, avril 1925.


Louis-Ferdinand Céline n’avait pas voulu m’ouvrir la porte de son cabinet de médecine. Ayant entendu parler d’un auteur inconnu qui avait publié un Séjour au fin fond de l’obscurité, je m’étais dit que c’était toujours mieux que rien. Faute de grives, on mange des merles, dit le vieil adage. L’homme qui m’ouvrit la porte n’était ni vraiment maigre, ni très gros. Assez costaud, comme M. Cendrars, mais avec quelque chose de fluet, comme M. Roussel. Il portait une moustache qui évoquait un peu Léon Bloy, et le même monocle que Tristan Tzara. Il avait le cheveu revêche, comme M. Artaud, mais avec le front haut comme M. Gide. Entouré de femmes, comme MM. de Goncourt, mais aussi de jeunes hommes, comme feu M. Proust. Sa tenue vestimentaire était aussi excentrique que celle de M. Léautaud, mais avec l’élégance de M. Bourget. En définitive, Enguerrand Labûche m’apparût comme quelque chose de plus qu’un écrivain : un échantillon d’écrivains. Nous nous installâmes à sa table de travail et je commençais l’interview :
— Monsieur Labûche, que pensez-vous du roman de ce M. Céline ? (…)


Extrait d’une interview avec Maurice Maurice, Le Cafard enchanté, 1932.



Une lettre inédite à son éditeur


Ceci est la dernière lettre envoyée par Labûche à son éditeur, Léandre Marcellin. D'après le cachet de l'enveloppe elle daterait du 27 août 1939.


Très cher éditeur et, si j’ose encore l’écrire, très cher ami,

Je reviens d’un court séjour en Bretagne où j’ai pu me ressourcer à satiété. J’ai beaucoup lu, beaucoup réfléchi, à la fois sur ma vie d’homme de lettres, et ma vie d’homme au quotidien – mais est-il vraiment possible de dissocier les deux ? Et j’en suis arrivé à ce constat : ce combat que j’ai mené contre moi-même, contre mes angoisses, contre cette folie qui ronge peu à peu mon cerveau, et qui avilit mon corps, cette bataille sans cadavre qu’est mon existence, cette guerre livrée à moi-même par mes soins dont je ne connais, hélas, pas la date d’amnistie… oui, ce long cheminement incertain vers la fin – mon unique préoccupation est de toucher enfin du doigt cet infini que seuls les mots me font approcher – ne mériterait-il pas que je m’y attarde, que j’y plaque mes mots comme le marteau du forgeron sur une barre de fer réticente ?

Vous vous dîtes certainement, mon cher ami, quelle idée saugrenue ce bon vieil Enguerrant a-il encore à me faire partager ? Je rougis, d’un rouge de joie, de bonheur, et peut-être d’un rouge de timidité aussi – un reste de mon enfance enfouie sous ma carcasse d’adulte bedonnant - de vous importuner à la veille de ce nouveau conflit. J’ai choisi de commencer aujourd’hui, et ce jusqu’au restant de mes jours, mon carnet de bord, mon journal de route et d’y décrire, sans fausse pudeur et sans complaisance, ma vie au quotidien. Car c’est pendant les heures les plus obscures de notre histoire d’Homme que la lumière d’une âme éclaire l’avenir. Vous comprenez que ces phrases vous révèlent un nouvel Enguerrand Labûche, plus sérieux, plus réfléchi, si loin de l’Enguerrand Labûche que vous avez connu il y a à peine dix ans. C’est que la proximité de l’âge de la raison m’incite au calme, à la réflexion et je le dis en toute simplicité, à l’engagement. Mes valises sont prêtes, cher Léandre, elles sont prêtes et je n’ai jamais été aussi serein, loin du tumulte politique, loin des idéologies partisanes, loin des inimitiés de ces gens de lettres qui ne comprendront jamais ce qui anime un artiste comme moi.

Je vous enverrai régulièrement quelques pages de mon journal. Vous tiendrez là un document unique, j’en suis sûr. Tenez-moi informé de vos réflexions sur l’utilité de publier un tel livre en ces temps troubles dont l’issue me paraît plus qu’incertaine – mon « pessimisme frondeur », comme vous dîtes, n’est que de la lucidité à toute épreuve, et embrassez pour moi votre charmante compagne ainsi que vos deux garnements.

Je pense bien à vous,
Enguerrand Labûche.
Ecrit avec la collaboration de DJ Zukry et publié dans le Journal de la Culture n°12, janvier-février 2005.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Je regrette que vous omettiez (volontairement ?) l’influence décisive de Jean Baptise Botul sur Labûche.

R.L

Anonyme a dit…

Haro sur le baudet ! voilà comment je résumerai cette charge indigne d'un grand esprit comme Raphaël Juldé ! Il y avait tant à dire sur cet être d'élite qui ne mit même pas les pieds à Laval c'est dire, Enguerrand revient !

Anonyme a dit…

Hello, cher Raphaël,

tout cela me rappelle "Forgotten silver", l'excellent documentaire de Peter Jackson sur un cinéaste néo-zélandais qui aurait tout inventé, avant les Lumières, Griffith et Orson Welles, mais qui serait mort dans l'oubli, copié par les autres, les salauds.

Réhabilitons les génies maudits : Jean-Baptiste Botul, Alfred de Murnay, Matthias Faques, Juan Asensio, Klaus Broquezielen, Pierre-Antoine Montalc, Paulo-Léonardo Bagueramotati et Jean Noubly.


http://fr.wikipedia.org/wiki/Forgotten_silver

Anonyme a dit…

Il y a un intrus, sauriez-vous dire lequel ?

Raphaël Juldé a dit…

Il est temps, surtout, d'accorder la place qu'il mérite à ce fascinant artiste de notre riante Mayenne, trop souvent évincé par les douaniers jarry et les alfreds rousseau qui sont légions dans nos campagnes... Stanislas Ferron !
http://stanislasferron.blogspot.com/

Anonyme a dit…

"son plus grand malheur fut", et non pas "fût"...